La France avec les yeux du futur

Contre l’arbitraire des émotions
et le sommeil de la raison :
l’enjeu d’une nouvelle culture classique

« Laissez-moi écrire les chants d’une nation, et peu m’importe qui écrit ses lois. »

Daniel O’Connell, patriote irlandais

Nous sommes en guerre. Cette réalité s’impose aujourd’hui avec force à un nombre croissant de citoyens mais ce qu’ils ne perçoivent pas toujours, c’est que le champ de bataille où se livre cette guerre est leur esprit. Elle plonge ses racines dans l’abandon par notre société d’un engagement pour la recherche de la vérité : dans la science, dans l’art, dans les relations entre individus.

Alors que nos concitoyens se sentent désarmés face à l’offensive brutale et visible du fascisme financier que j’avais dénoncée en 2007, ils sont par contre totalement inconscients de cette guerre qui se déroule au plus intime d’eux-mêmes.

Tout le monde reconnaît, dans la théorie et les salons, que la culture est une dimension fondamentale de l’humanité (sans jamais expliquer pourquoi, sauf de façon superficielle), tout en la vivant, en pratique, comme l’organisation collective de caprices individuels au sein d’une société de nantis, voire comme l’affirmation d’un statut social. Et, en définitive, autant il y a surenchère quand il s’agit de célébrer par de grandes envolées lyriques le caractère fondamental de la culture, autant l’on s’accommode de l’idée qu’elle est un luxe que la société ne peut se permettre qu’une fois satisfaits les besoins matériels élémentaires.

Or, il faut dire les choses clairement, c’est l’inverse qui est vrai : l’on ne peut satisfaire les besoins matériels que s’il y a au départ une « certaine idée » de l’homme, de son rôle dans le monde et dans la société.

Car avec l’idée que l’on se fait aujourd’hui de l’homme, de son rôle dans le monde et la société, il est impossible de satisfaire les besoins matériels les plus élémentaires des sept milliards d’êtres humains que nous sommes.

Une société qui plonge les individus dans une banalité infantilisante tout en laissant promouvoir le culte de la laideur, de la violence, du sexe et de la drogue, une société qui encourage l’égoïsme et opère sur la base du mensonge est une société qui détruit ces facultés mêmes qui, dans l’être humain, sont associées à la capacité de création, précondition à la survie et au développement tant immédiat qu’à long terme de notre espèce.

Cette « culture », aujourd’hui hégémonique, est en réalité celle de cette oligarchie prédatrice qui utilise les marchés financiers pour détruire les démocraties et les républiques souveraines, d’une féodalité de l’argent mobilisant des moyens financiers considérables pour imposer une culture de masse – films, jeux, publications, événements « culturels » à gros budgets – qui donnent le la et façonnent les « goûts » de nos concitoyens, avec pour résultat une forme de schizophrénie où l’aspiration profonde d’un individu à défendre les valeurs de la République entrera en conflit avec une identité dominée par la banalité, l’irrationalité ou des émotions animales. Peut-on réellement défendre la Liberté, l’Égalité et la Fraternité lorsque l’on occupe son temps libre à tuer virtuellement ses semblables dans des jeux comme World of Warcraft, Call of Duty (dont l’un des derniers épisodes se situe à Paris) ou encore en « consommant » sur écran des scènes de meurtres, de viols, de tortures à répétition ?

La « culture » de l’oligarchie financière, qu’elle entend imposer comme un fait de nature que l’on ne saurait discuter, repose sur certains dogmes, à commencer par celui, justement, que la culture en général et l’art en particulier ne se discutent pas. Dans cette conception, ils se résument, côté « consommateurs », à une question de goût strictement personnelle qu’il serait malséant d’interpeller et, côté « créateurs », ils seraient en quelque sorte l’expression d’une forme d’acte de foi que l’on somme les citoyens d’accepter tel quel. Force est de constater que l’interdiction de questionner est d’autant plus forte que l’idée même qu’est art tout ce qu’il plaît de décréter comme tel (une « installation » récemment mise à la poubelle dans un musée par le personnel chargé du ménage en est la caricature) a été le meilleur moyen de dissoudre l’art dans un néant aussi vaste que propice à toutes les fraudes. Or, peut-on parler de ce qui n’existe pas ?

Je pose cette question provocatrice car la culture est aujourd’hui dans l’impasse alors que la crise que nous vivons actuellement est d’abord et avant tout une crise culturelle. Pourtant, la culture ne pourra sortir de cette impasse que politiquement.

Une véritable renaissance artistique et culturelle ne pourra avoir lieu que si l’on retrouve cette culture républicaine anti-oligarchique telle qu’elle a tissé la trame de ce que la culture européenne a de meilleur : Eschyle armant ses concitoyens contre la dictature de dieux de l’Olympe, Dante Alighieri offrant à la future Italie une langue unificatrice et pourfendant les féodaux stupides et cupides, François Rabelais opposant au spectre de l’inquisition un humanisme précurseur de notre République, Ludwig van Beethoven entendant par son art élever l’humanité souffrante, Francisco Goya ridiculisant et dénonçant l’absurdité des oligarques, qu’ils s’appellent Habsbourg, Bonaparte ou autre.

Combien d’artistes connaissent ces grands génies, combien essayent de comprendre leur pensée, leur méthode de composition pour s’en inspirer ? Bien peu, sans doute. Pour commencer, les artistes comme les autres citoyens doivent retrouver la liberté de dire « c’est beau » ou « ce n’est n’est pas beau », « c’est de l’art » ou « ce n’est pas de l’art ». La politique de terreur interdisant aux individus de porter un jugement au nom du dogme du relativisme culturel doit cesser. Il ne peut y avoir une capacité de créer s’il n’y a pas la liberté de penser l’art (en termes de principes comme en termes de réalisation), ce qui implique de porter un jugement de valeur, d’être capable de définir une exigence, toutes choses qui doivent pouvoir être discutées en toute liberté. Plus prosaïquement, la personne qui voit se bâtir sous sa fenêtre (avec les deniers publics) une « œuvre d’art » hideuse et qui, tacitement, n’est en vérité autorisée qu’à dire « j’aime » ou « je n’aime pas », subit une agression et une injure dans un domaine essentiel de ce qui fait son humanité. Le fait même que dans le domaine de la culture et de l’art, les gens ne se sentent pas libres de porter et de socialiser un jugement esthétique prouve que l’art a pris la poudre d’escampette car la liberté lui est aussi indispensable pour exister que, pour nous, l’air que nous respirons. Mais ce qui est plus grave, c’est que cet « interdit » permet de passer sous silence la disparition de ce qui est au cœur de l’art : la beauté.

La culture c’est l’esprit, l’intention qui anime une société. C’est aussi tout ce qui concourt à la découverte de la vérité que la simple perception des sens ne nous permet pas d’appréhender. Mon but est de susciter l’environnement nécessaire pour recréer une culture qui élève les gens et non qui les abaisse, une culture qui les ennoblit et non qui les avilit, une culture qui s’adresse à ce qu’il y a en eux de proprement humain et de grand, et non à ce qu’il y a de bestial et de petit.

La culture actuelle, essentiellement basée sur la perception des sens, s’adresse aux « tripes » et aux émotions irrationnelles. C’est précisément ce pourquoi elle est promue par l’oligarchie car elle a pour but de ramener l’être humain à l’animal, quand elle ne cherche pas explicitement à faire sortir la bête en vue d’une stratégie de contrôle des populations. A l’inverse, les plus grands artistes de la culture classique [1] (dans son expression européenne comme dans celles d’autres civilisations) utilisent toute la gamme de la sensibilité, des émotions et de l’intelligence humaines pour transmettre des principes qui ne sont pas du domaine de la perception des sens mais de celui de l’imagination créatrice. Par le biais de la métaphore et d’une certaine forme d’ironie poétique, que la beauté a vocation à transmettre, ils rendent intelligibles ces principes universels qui sont au-delà de la perception des sens.

Or, sans cela, sans imagination créatrice, les perspectives pour la France et pour l’humanité à l’heure de la crise existentielle que nous vivons sont inexistantes.

C’est ce qui constitue le deuxième axe de mon projet pour la culture. Car il y a là un défi auquel il faut répondre et, dans cette perspective, il est indispensable que les citoyens puissent faire connaissance avec une culture qui, en tant que Français comme en tant qu’Européens, est la leur mais qu’en réalité ils ne connaissent pas. Les Homère, Dante, Erasme, Rabelais, Shakespeare, Beethoven ou Goya doivent devenir des références vivantes et familières où les citoyens pourront puiser comme à une corne d’abondance. Certains diront que l’on ne peut pas revenir à une culture du passé. Ils ignorent visiblement que la culture actuelle n’est pas « naturelle » ; elle est en grande partie une concoction synthétique élaborée pour les besoins de l’oligarchie, comme en témoigne le scandale qu’a représenté le « Congrès pour la liberté de la culture », projet politique financé par les fonds de contrepartie du Plan Marshall. A l’opposé, il y a l’exemple du cinéaste Werner Herzog, qui a récemment montré avec son film sur les peintures de la grotte Chauvet que la puissance évocatrice des œuvres d’art universelles se joue des siècles et des millénaires pour toucher directement notre âme.

Il faudra donc garantir que les grandes œuvres d’art entrent dans la vie quotidienne de nos concitoyens, ce qui suppose que les infrastructures existantes adaptent leur programmation en ce sens, mais également de doter l’ensemble du territoire des infrastructures nécessaires : depuis des salles ou des auditorium d’une capacité d’accueil suffisante avec une bonne acoustique et des salles de répétition jusqu’à la mise à niveau, voire l’ouverture de bibliothèques/médiathèques mettant à disposition des fonds variés et complets des grandes œuvres. Non seulement, il n’est pas acceptable que la culture classique soit le privilège d’un nombre restreint d’individus et de « connaisseurs » privilégiés, mais elle doit aussi redevenir source d’inspiration et de découverte pour les créateurs modernes. Ce sera également le moyen de constituer un public exigeant, capable d’accueillir et de comprendre ce que créeront les artistes mais aussi de ne pas accepter n’importe quoi.

Le troisième axe touche au financement de l’art et de la culture. C’est évidemment la pierre d’achoppement. La stagnation du budget de la culture à 7,4 milliards d’euros pour 2012 s’inscrit dans la tendance générale. Dans ce contexte, on assiste à une montée en puissance du mécénat, qu’il soit « officieux » ou « officiel », comme l’illustre la récente cérémonie au ministère de la Culture et de la communication en l’honneur des mécènes et donateurs de la culture, parmi lesquels on retrouve Serge Dassault aux côtés du cabinet Ernst & Young France.

Sans entrer dans un débat sur le bien fondé ou non du mécénat, celui-ci a comme défaut irrémédiable qu’il est l’expression non pas d’une volonté politique reflétant l’aspiration de la nation, mais celle d’intérêts privés qui peuvent être le meilleur comme le pire. L’enjeu dans la période à venir est bel et bien que la France conserve une capacité d’indépendance culturelle. Déjà, l’action culturelle de la France à l’étranger est réduite faute de moyens et l’on a pu voir, il y a déjà plusieurs années, des musées nationaux loués pour les festivités de rejetons du CAC 40.

La culture rejoint ainsi le politique. Elle en est même l’enjeu principal. Car une société sans créateurs devient une société sans liberté, dans laquelle le sommeil de la raison et l’arbitraire des émotions engendrent des monstres.

Notes

[1Il ne s’agit pas ici de cette culture qui répond aux canons figés du siècle de Louis XIV, ni de la culture d’antan depuis la Renaissance jusqu’au début du XXe siècle mais d’une culture qui, par delà les âges et les lieux, se caractérise par la volonté « d’élever à la dignité d’hommes tous les individus de l’espèce humaine », comme en son temps l’a si bien dit Lazare Carnot.