A l’invitation du président du bureau des relations internationales du Vatan Partisi (Parti patriote), le Pr Semih Koray, nous avons assisté, ma femme et moi, à leur 11e Congrès général qui s’est tenu du 26 au 28 novembre à Ankara.
Tout au long de notre séjour, nous avons constaté la proximité de nos engagements : tenir la promesse faite par toutes les révolutions de mettre fin aux impérialismes et au colonialisme, ce qui signifie, aujourd’hui, éliminer le risque de guerre en nous battant pour une paix assurant la stabilité, la sécurité et le développement mutuel de chaque peuple, dans l’esprit du Mouvement des non-alignés de Bandung.
Plus de 11 000 militants assistaient au Congrès, brandissant le drapeau turc et celui de Vatan (rouge avec une étoile entre deux épis de blé) en proclamant : « Nous sommes tous les soldats de Mustafa Kemal » et « la jeunesse travaille, la Turquie produit ».
- Jacques Cheminade, président de S&P, présenté au public.
Vatan est en effet le parti patriotique kémaliste du travail, de la production et de la transformation de la société. En vue des élections présidentielles qui se tiendront en juin 2023, le Congrès a élu comme candidat son leader historique, Dogu Perinçek, qui a exprimé dans son discours
« la conviction que la Turquie se dirige vers une révolution. Nous allons enterrer pour toujours le système de l’OTAN, nous détourner de l’atlantisme et élire un Président résolument engagé à l’Est, vers la Chine, la Russie, l’Iran, l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine, en espérant que des pays européens se joignent à ce basculement du monde contre l’oligarchie financière. »
Le Congrès était dédié à la mémoire de l’amiral Soner Polat, figure historique des officiers kémalistes de l’armée turque et vice-président du parti, emprisonné en 2012 puis libéré en 2014. Vatan est un pont entre cette tradition de militaires nationalistes et les forces productives du pays, dont chaque région vint présenter devant le Congrès son apport à la transformation de la société, tandis que des images retraçaient les combats révolutionnaires des militants.
Le deuxième jour, Ozgür Bursali, le secrétaire général du Parti et ancien dirigeant de son mouvement de jeunesse, présenta à plus de 700 délégués son rapport annuel d’activité.
« Nous devons organiser la nation tout entière pour transformer la société. Nous devons être le Parti du pouvoir futur et pour cela, élire d’abord notre candidat à la présidence, puis, avec discipline et solidarité, être exemplaires et toujours garder notre caractère de pionniers. Avec la plus grande conviction mais sans arrogance. »
Vatan compte plus d’un million d’adhérents, avec un budget d’environ 37 millions de livres turques (1,9 million d’euros), un quotidien, Aydinlik, et bientôt un siège à Istanbul. Il s’agit donc d’un parti de masse en voie de décollage, le gouvernement turc estimant lui-même qu’il représente aujourd’hui plus de 5 % de l’électorat.
Nous avons eu des entretiens très prometteurs avec la direction internationale du Parti, dont les militants ont exprimé leur joie de voir des Français à leurs côtés. Non seulement considèrent-ils Victor Hugo comme une référence intellectuelle, mais un jeune étudiant anglophone accueillit avec un grand sourire le nom de Rabelais, nous montrant pour l’occasion qu’il connaissait bien son œuvre !
Nous avons également visité les deux bâtiments des premiers parlements turcs, le mausolée d’Atatürk et un musée de la Civilisation anatolienne retraçant la source des caractéristiques turques du kémalisme, depuis le site archéologique de Çatal Höyük (8000 ans avant J.-C.)
- Statue de Nasr Eddin Hodja à Ankara.
Tous nos interlocuteurs ont manifesté leur sympathie pour nos idées, relevant les convergences avec les leurs.
Du haut du fort d’Ankara, nous avons pu mesurer l’étendue d’une ville où, devant la gare, trône la statue de Nasr Eddin Hodja, l’âme d’un peuple attaché à la sagesse et à l’ironie mordante contre les idées toutes faites.
Vis-à-vis d’eux, notre engagement de nous battre en France pour notre culture et nos idées ne pouvait que se renforcer, car leur grande question était : comment se fait-il que vous ne défendiez pas mieux votre héritage, et quand la France redeviendra-t-elle celle que nous aimons et qui nous a inspirés ?
- Vue sur la tribune, avec portrait d’Atatürk.
Brève vision de l’histoire turque depuis 1958
Fondateur de la République turque, Mustafa Kemal Atatürk meurt le 10 novembre 1938. Le bouleversement révolutionnaire qu’il effectua par rapport au passé féodal de l’Empire ottoman se manifeste par trois de ses apports fondamentaux. Le premier est la proclamation de la République et le déplacement de la capitale d’Istanbul à Ankara, symbole d’une « renaissance anatolienne ». Le second est la formation d’une puissante armée, qui remporta la bataille des Dardanelles (en 1915-1916) contre le plan de débarquement des armées alliées conçu par Winston Churchill, et celle de Sakarya, d’août à septembre 1921, contre les armées arménienne et italienne. Il signa un Traité de paix avec l’Arménie à Gumri, en 1929. Son troisième apport est d’avoir inscrit la laïcité dans la Constitution, supprimé l’islam en tant que religion officielle et donné le droit de vote aux femmes plusieurs années avant la France.
L’Assemblée nationale de Turquie lui a d’abord donné le titre de Gazi (« le victorieux »), puis celui d’Atatürk (« Père des Turcs »). Dans son mausolée qui domine Ankara, on trouve un exemplaire du Contrat social de Jean-Jacques Rousseau, dans une version française annotée de sa main.
L’esprit des Révolutions française et soviétique fut sa principale inspiration, avec un triple engagement légué à ses partisans sur son lit de mort : la science, la raison et la souveraineté du peuple.
Pour lui (comme pour le parti Vatan aujourd’hui), le combat contre l’impérialisme et tous les colonialismes est intrinsèque à son identité : « Je ne mourrai pas en laissant l’exemple pernicieux d’un pouvoir personnel. J’aurai fondé auparavant une République libre, aussi éloignée du bolchevisme que du fascisme », déclara-t-il en 1930.
Après 1938, son successeur et ancien compagnon d’armes Ismet Inönü change de politique internationale et la Turquie entre finalement dans l’OTAN.
Rappelons que les missiles Jupiter américains installés sur le territoire turc en furent retirés par décision du président Kennedy, en contrepartie du retrait préalable des missiles soviétiques de Cuba, mettant ainsi fin à une crise qui aurait pu conduire à une guerre nucléaire. Ce qui montre bien alors l’engagement de la Turquie dans un camp, contredisant l’héritage d’Atatürk.
Le 14 mars 2003, à la faveur de la crise économique de 2001 due à l’impuissance du Parti républicain du peuple (CHP), portant l’étiquette kémaliste mais s’étant dévoyé dans un affairisme néo-libéral, Recep Tayyip Erdogan accède au poste de Premier ministre après la victoire de son parti, l’AKP (Parti de la justice et du développement). Il s’agit d’une coalition issue de la mouvance islamiste et de milieux conservateurs, favorable à un libéralisme économique plus assumé, un retour à un islam quasi-officiel et une politique de décentralisation à l’opposé du kémalisme.
Erdogan redéfinit ainsi le périmètre de l’État et parvient, en donnant un peu d’oxygène au pays et en s’appuyant sur des mesures sociales, à engager une croissance inégale mais spectaculaire : entre 2002 et 2012, le revenu par habitant a été multiplié par 2,5. Entendant substituer progressivement son modèle à celui du kémalisme, il se proclame « procureur de la nation », en s’appuyant à la fois sur son alliance occidentale et sur la puissante confrérie de l’imam Fehdullah Gülen, téléguidant ses forces depuis les Etats-Unis.
En 2012, un procès (dit procès Sledgehammer) basé sur des documents faux, biaisés et truffés d’informations falsifiées, condamne 236 hauts gradés de l’armée, de conviction nationaliste et kémaliste, pour avoir fomenté un coup d’État en vue de renverser l’AKP.
Entretemps, cependant, Erdogan voit sa popularité baisser et se trouve menacé par les milieux pro-américains, recoupant les réseaux de Gladio et les forces islamistes de Fehdullah Gülen. Des démissions en masse ont lieu dans l’armée et la gendarmerie en soutien à leurs camarades et le mouvement populaire kémaliste manifeste courageusement contre ce coup d’Etat de fait.
Erdogan fait alors volte-face, reconnaissant que les droits de la défense ont été violés. Les prisonniers sont libérés en juin 2014, puis acquittés au cours d’un nouveau procès en octobre 2015.
Les 15-16 juillet 2016, les gülenistes et les factions Gladio de l’Armée et de la gendarmerie fomentent alors une opération militaire visant à renverser un Erdogan qu’ils ne contrôlent plus. Ce dernier l’emporte grâce à l’appui de ceux qu’il avait fait emprisonner auparavant, qui font à leur tour emprisonner les gülenistes et les factions militaires pro-Gladio.
Ainsi conforté au pouvoir, Erdogan fait transformer par référendum le régime parlementaire turc en régime présidentiel. En juin 2019, un CHP ressuscité remporte les élections municipales, notamment à Istanbul, mais avec un programme plus anglo-américain que kémaliste.
Erdogan applique de son côté une politique du « en même temps » à la turque : il demeure au sein de l’OTAN tout en se rapprochant de Moscou, de Pékin et des monarchies du Golfe, car il sent tourner le vent de la politique internationale. C’est dans ce contexte que les forces anglo-américaines fomentent un conflit entre la Turquie et la Grèce, afin de déstabiliser toute opposition à leur politique dans la région.
Notre ligne d’action, à l’image de celle du vrai parti kémaliste Vatan, vise à soutenir une politique tournée vers le développement économique des BRICS et de l’Organisation de la coopération de Shangaï, et d’empêcher la Turquie et la Grèce de s’engager dans un conflit où toutes deux seraient perdantes, en s’intégrant précisément à cette dynamique d’un nouvel ordre de développement mutuel, hors de l’OTAN et de toute logique de blocs.