Lors de son « Dialogue avec la nation » (N°3) du 25 novembre 2015, un auditeur a demandé à Jacques Cheminade ce qu’il propose pour sauver l’industrie française. Voici sa réponse :
Il est vrai que nous perdons notre capacité industrielle. D’au moins 20 % de notre PIB il y a quarante ans, elle est tombée à environ 10 à 12 % aujourd’hui. La France devient un pays de services et de tourisme. J’ai rencontré beaucoup de maires qui me disent « on fait beaucoup de choses pour attirer les touristes ». Partout, y compris dans les régions où il n’y a pas de touristes... Piscine, médiathèque, canoë-kayak pour descendre la rivière, ou encore des plans d’eau. Il y en a tellement que l’on ne sait plus où plonger. Il se crée toute une société qui n’est plus dans la production réelle. La vraie question, ce n’est pas que l’industrie disparaît, c’est qu’on n’a plus une société liée à la production de biens.
Le deuxième facteur, lié au premier, c’est que les financiers n’ont pas à risquer d’argent dans un investissement à long terme comme l’industrie. Avant, il y avait des Michelin, des Peugeot, etc. Je n’élèverais pas un monument en leur honneur, mais au moins, ils pensaient à long terme et se préoccupaient de leurs ouvriers, sous dépendance mais bien payés, et ils travaillaient pour l’avenir. Je connais bien Clermont-Ferrand et les liens conflictuels de Michelin avec les élus. Le meilleur ami de mon père n’était autre que le maire socialiste de la ville. Sa relation avec Michelin était une relation de classe mais tous partageaient une idée de progrès, certes plus ou moins partagé, mais de progrès quand même.
Aujourd’hui, tous ces gens en place, les Arnault, les Pinault et d’autres de cette nature, ne sont pas des industriels. Ce sont des financiers qui pensent en termes de pouvoir financier et traitent l’industrie comme un sous-produit de leur puissance financière. Ce n’est pas du tout pareil. Ils pensent sur dix ans maximum, et souvent beaucoup moins. Pour ceux qui jouent en bourse, c’est sur quelques mois ou quelques années. Ils ne pensent pas en termes de « dynastie », comme le faisaient les Michelin et les Peugeot qui pensaient sur cent ans, en termes d’inventivité industrielle liée à la réalité physique du monde.
Là, ce n’est pas le cas. C’est : « Allons-nous acheter telle société, ou prendre le contrôle de telle start-up, la revendre et faire remonter le cours en bourse en rachetant ses propres actions... en empruntant pour cela ? » Ce qui fait qu’un Michelin gagnait 20 à 40 fois le salaire d’un de ses ouvriers, alors qu’un grand patron d’aujourd’hui, Carlos Ghosn par exemple, gagne 300 à 400 fois ce que gagne un de ses ouvriers payé au SMIC. Il y a donc d’énormes différences de revenus qui sont apparues parce qu’il faut gagner très vite. Et ce qu’on a gagné très vite, on essaye de se le mettre dans la poche en quelques années.
Ce problème est aggravé, puisqu’on parle de l’économie du futur, par l’entrée de l’économie dans le numérique et les robots, qui impactera le marché de l’emploi. Une étude faite à Oxford et une autre par la Fondation Roland Berger prédisent qu’en France 42 % des emplois disparaîtront et entre 48 et 52 % aux Etats-Unis.
Et ceci dans les dix ans qui viennent. A condition que tout aille bien et que l’on n’ait pas de guerre ou de krach financier provoquant un chaos encore plus spectaculaire, c’est une économie qui va détruire les emplois répétitifs. Pour moi, c’est une excellente nouvelle : on n’aura plus à effectuer ces tâches stupides, où l’on répète tout le temps la même chose. Dans les supermarchés, on n’aura plus de femmes exploitées comme caissières, mais des machines qui nous serviront. Finie donc l’époque de la « poinçonneuse des Lilas », même si c’était sympa de discuter avec elle.
Où est le problème ? C’est qu’on a une économie qui détruit les emplois sans en créer de nouveaux. Et sans créer de loisirs humains dignes de ce nom. Il faudrait réfléchir à la place que devra prendre le loisir, afin d’en faire un loisir créateur, en s’inspirant de ce qu’avait fait Léo Lagrange sous le Front populaire. De ce que Malraux ou Jean Villard, dans la lignée du Front populaire, ont réalisé dans ce domaine, en donnant au peuple la poésie, la musique et la science !
Aujourd’hui, c’est bien différent, on est dans les jeux vidéo et les expositions artistiques complètement détachées. Ça vise à attirer le curieux et créer un choc. Vous avez une salle pour l’art vidéaste, vous y mettez un chameau, et à côté un squelette. En traversant la salle sur un tapis roulant, vous entendez des bruits épouvantables, des mitrailleuses, par exemple. Et au bout, vous êtes accueilli par un chien qui vous fait « ouah-ouah ». Vous voyez, je peux inventer pas mal de choses ! J’ai une grande imagination. Mais, ce n’est pas de l’art. C’est une impression, qui peut très bien réussir. Ce qu’il faudrait, dans cette économie du futur qui se prépare, c’est un loisir qui élève l’esprit humain.
J’ai rencontré un maire et je me demandais ce qui l’intéressait chez nous. Au bout d’un moment, il m’a confié qu’il allait quatre fois par mois à Paris pour y écouter des concerts de musique classique. Et là, un autre être humain est apparu : quelqu’un qui organise des chorales dans sa région, qui s’intéresse aux loisirs, au foot et à d’autres activités où existe un esprit collectif. C’est quelqu’un que les Japonais pourraient désigner, non pas comme un « trésor national », mais dans son cas, comme un « trésor régional ». Ce sont des gens comme ça qui peuvent reconstituer un pays. Et il faut repenser à cette question des loisirs de ce point de vue.
Pour ceux dont les emplois seront détruits par le numérique et les robots, il faudra trouver de nouveaux emplois, dans le secteur de l’aide à la personne, dans la reconstruction des infrastructures et dans les secteurs d’avenir ainsi que dans le développement des pays du Sud.
Cet avenir est également dans le spatial, où il est intéressant de voir réapparaître la proximité entre travail intellectuel et travail manuel. Un astronaute doit être un bon manuel ! Vous l’avez vu dans le film « Seul sur Mars », où l’astronaute fait pousser des patates grâce à des déchets humains. En même temps que l’inventivité (c’est un peu tiré par les cheveux, mais bon !), il doit avoir une approche et des connaissances scientifiques dans sa façon de procéder : c’est celle-là qu’il faut redonner aux enfants.
En France, le mouvement « la main à la pâte » s’est beaucoup intéressé à comment redonner aux enfants ce principe de découverte. Vous prenez un objet et vous leur montrez comment ça marche. Si on leur dit simplement, « voici une pile », ça ne leur fera ni chaud ni froid. Si vous leur dites qu’il s’agit d’un outil pour faire marcher un « électromoteur », avec lequel on peut mettre en marche plein de choses, et qu’on va leur apprendre comment la construire, alors ils s’éveilleront. On peut leur faire construire une pile, comme celle de Volta, avec des feuilles de papier buvard, du vinaigre de cidre, des rondelles de zinc et de cuivre et du sel. Ils découvrent alors un principe et deviennent « voltaïques », c’est-à-dire membres d’une société où l’on découvre des choses que l’on ne comprenait pas avant.
C’est de ce point de vue, par exemple, qu’on peut se montrer parfaitement stupide. Prenez quelqu’un comme Claude Allègre, qui dit que ça ne vaut plus la peine d’apprendre les principes de la machine à vapeur car c’est dépassé, c’était le début de l’industrie. Or, ce qui est important, c’est le principe : comment a-t-on découvert que l’on pouvait utiliser la motion verticale des pistons pour mouvoir horizontalement une locomotive ou une moissonneuse batteuse ?
Ainsi, au lieu de se fixer sur tel ou tel objet, les enfants peuvent découvrir des principes que l’homme a pu dominer. Si l’homme n’est plus confronté à ces principes, à quoi bon exister ? Après tout, les singes bonobos sont des animaux sympathiques, qui font parfois des choses plus drôles que les hommes. On arrive alors au sujet suivant, qui est lié à la question de l’industrie et de l’agriculture : quelle est la différence entre l’homme et l’animal ? Dans les jeux vidéo et les flippers, les animaux réussissent très bien. Les bonobos ont des réflexes très rapides.
Où est donc la différence ? C’est que l’homme est capable de concevoir des principes alors que le bonobo ne peut qu’appliquer des technologies. Voilà un domaine qu’il faut clarifier pour notre époque, car on confond tout le temps « principe scientifique » avec « technologie », et « découverte » avec « innovation ». Aujourd’hui, il y a sans cesse des innovations, mais on manque cruellement de grandes découvertes... Le progrès, ce sera lorsqu’on maîtrisera le principe de la fusion thermonucléaire. Cette découverte permettra à son tour de développer des technologies permettant à l’homme de se déplacer plus facilement dans l’espace.
Cela rejoint la question de l’industrie. Pourquoi, à la fin du XVIIIe siècle, utilisait-on le terme « Arts & Métiers » et non pas « industrie » ? Parce qu’il y avait le métier, qui était de savoir comment procéder, et « l’Art », qui était de connaître le principe scientifique qu’il fallait maîtriser pour exercer ce métier. On appelait cela le « jugement industriel ».
Le pire, ce n’est pas de perdre une industrie, c’est de perdre le principe même qui permettrait d’en inventer de nouvelles. (...)
Pour creuser : exposé de Jacques Cheminade à Lunéville en 2005 sur Exemplarité de l’oeuvre d’Henri Grégoire et de Lazare Carnot pour la France et l’Europe d’aujourd’hui