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Le Glass-Steagall Global et le précédent français

lundi 3 mai 2010

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Mettre les banques au pas et redonner le la

Il y a de constant dans les scandales financiers et les affaires d’Etat qui surgissent aujourd’hui, un dégoût prononcé de la vérité. Un Glass-Steagall global, c’est regarder en face l’escroquerie financière qu’est devenue notre économie. Les invocations à la régulation, à la moralisation et aux renflouements n’expriment que la résignation.

Pourtant la France fut bien dotée après-guerre : du combat contre le fascisme est né un système de crédit dirigé, dans lequel on ne cédait pas à la dictature de l’instant et de l’argent facile. Dès 1945, les banques ont été mises au service d’un avenir commun : c’était le Glass-Steagall français et son dispositif d’émission de crédit public. Face au péril, nous devons en raviver l’esprit.

C’est quoi d’abord, un Glass-Steagall ?

C’est l’un des instruments clés du dispositif de Franklin Roosevelt, qui permit de castrer légalement Wall Street et d’ouvrir la voie à une relance massive de l’économie physique américaine. Dès sa victoire présidentielle de novembre 1932, Franklin Roosevelt donna son appui à la Commission bancaire du Sénat pour faire juger Wall Street sur la place publique. En missionnant auprès de la commission le procureur de New-York Ferdinand Pecora, les représentants du peuple disposaient soudain des pouvoirs judiciaires nécessaires à une investigation méticuleuse. Les révélations furent stupéfiantes : les banques new-yorkaises s’étaient infiltrées au plus haut niveau de l’Etat, elles finançaient les régimes fascistes en Europe et leurs pratiques financières avaient délibérément provoqué le krach de 1929 et la misère et la faim qui s’abattaient sur le peuple américain. Ce fut un pari gagnant pour Roosevelt : en faisant connaître la vérité au peuple, il avait désormais la pleine légitimité pour remettre Wall Street à sa place. Promulguée le 16 juin 1933, la loi Glass-Steagall permit de briser les oligopoles bancaires et de dresser un coupe-feu entre activités de banque et spéculation. Elle établit une séparation stricte entre les banques d’affaires et les banques de dépôt.

1945, le Glass-Steagall français

« Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine » , le gouvernement provisoire avait les coudées franches pour mettre à bas la « dictature professionnelle » qui avait dominé l’économie, donc la politique française. Le 2 décembre 1945, la loi 45-15 relative à la nationalisation de la Banque de France et des grandes banques et à l’organisation du crédit, venait concrétiser les résolutions prises sous l’occupation par le Conseil national de la Résistance. [1]

Cette loi définit clairement « trois catégories de banques : les banques de dépôt, les banques d’affaires, les banques de crédit à long terme et à moyen terme »  ; institue un Conseil national du Crédit, représentatif des forces vives de la nation, aux pouvoirs réglementaires et non simplement consultatifs ; établit un dispositif sérieux de « contrôle des banques d’affaires » en nommant pour chacune d’elles un commissaire du gouvernement, muni de pouvoirs d’investigation et chargé de veiller à la régularité de leurs opérations et à leur conformité avec « l’intérêt national ». Ce Glass-Steagall français est à l’opposé de ce qu’on appelle aujourd’hui « régulation ». Il ne s’agit pas d’une simple surveillance a posteriori des organismes de crédit, comme il est d’usage aujourd’hui, mais d’une réglementation intégrale des activités bancaires afin que l’allocation du crédit privé s’adapte aux lignes fixées par le Plan.

Les pouvoirs magiques du Glass-Steagall

Pris comme une simple mesure technique, séparer les banques ne sert à rien. Si le dispositif créé par la loi du 2 décembre 1945 a pu engendrer les Trente Glorieuses, c’est qu’il a créé les conditions d’un véritable système de crédit productif, implicitement anti-monétariste. En nationalisant la Banque de France, le gouvernement a pu déclencher une politique de crédit public sans précédent, en utilisant pour l’équipement à long terme la capacité du Trésor public de présenter ses effets à l’escompte de la Banque de France à des taux préférentiels. Il s’agit pour le Trésor (au nom du gouvernement), dans le cadre de la planification et d’une politique cohérente de développement du territoire, d’obtenir en création monétaire auprès de la Banque de France, l’équivalent des richesses futures que créera l’utilisation de ce crédit. Pour la première fois dans notre histoire, l’Etat put devancer le développement économique, assurant ainsi un cycle long de croissance physique.

D’ailleurs, nous devons bien avoir conscience que ce mécanisme vertueux ne pouvait avoir lieu que dans le cadre du système de taux de change fixe établi à la conférence de Bretton Woods, en juillet 1944. Des taux de changes flottant au bon gré des spéculateurs ne permettent pas de politique d’investissement à long terme. Le Glass-Steagall global de demain ne peut qu’aller de pair avec un nouveau Bretton Woods protégeant les systèmes de crédit au sein de chaque économie nationale.

L’esbroufe de la banque « universelle »

Aux Etats-Unis, la loi Glass-Steagall fut abrogée en 1999, par l’entremise du secrétaire au Trésor de l’époque Larry Summers (aujourd’hui conseiller économique en chef de Barack Obama), avec les conséquences que l’on connaît. La France, quant à elle, avait déréglementé bien plus tôt. C’est sous l’égide de Jacques Delors, ministre de l’Economie et des Finances de François Mitterrand, que la loi bancaire 84-46 du 24 janvier 1984 (dite de « modernisation » !) abrogea la loi du 2 décembre 1945. Elle fit disparaître la distinction fondamentale des activités bancaires sous un titre unique, les « établissements de crédit » , les libérant ainsi de toute contrainte sur l’origine et l’investissement de leurs ressources. C’est ce qu’ils nomment fièrement « banque universelle » . A la tribune de l’Assemblée nationale, Delors avait prétexté la nécessité de s’adapter à l’environnement international pour justifier la création d’une véritable « communauté bancaire » au nom de « la liberté d’association » (sic) . La séparation « entrave le développement d’une saine concurrence » , disait-il. On a vu le résultat. Aujourd’hui, la banque française est devenue un véritable oligopole contrôlé par les « quatre gros » (ils ont tout avalé) : BNP-Paribas, Société générale, Crédit agricole et Caisse d’épargne-Banque populaire.

Investigation et mise en règlement judiciaire

Le premier scandale de la banque universelle fut probablement l’affaire du Crédit lyonnais. Ses activités financières hasardeuses entre 1988 et 1993 la menèrent à une faillite retentissante qui aurait vu disparaître les dépôts des épargnants si l’Etat n’avait injecté 130 milliards de francs (20 milliards d’euros). L’obsession financière et anti-économique de la banque universelle s’est encore affichée au grand jour depuis deux ans : des dizaines de milliards d’euros d’actifs dépréciés avec la crise des subprimes, le vacillement de la SG après l’affaire Kerviel (5,5 milliards de perte sèche), la très « familiale » Caisse d’épargne qui perd 700 millions sur des paris spéculatifs, etc. Nos prestigieuses banques « universelles » ne doivent leur salut qu’à l’aide accordée en 2008 par l’Elysée, au recyclage des actifs toxiques organisé par la BCE, au contribuable américain (elles ont touché 25 milliards dans le renflouement d’AIG organisé par Goldman Sachs) et à une comptabilité probablement très créative. Aujourd’hui encore, le mystère demeure sur l’état réel de leurs comptes. En février, Société générale a évacué vers une structure de défaisance (fosse septique) près de 45 milliards d’euros de titres toxiques.

Les partisans de la « régulation » n’ont plus le choix. Nous devons mobiliser l’opinion en constituant une commission d’enquête parlementaire sur la crise financière, dotée de pouvoirs judiciaires. L’on pourra réquisitionner temporairement les banques pour aller librement éplucher leurs comptes et leur bilan. Fort des vérités qui auront été dites, il faudra profiter de l’élan pour rétablir un système de crédit productif, seul capable de servir le travail et l’équipement du territoire. Sans cela, les niveaux de vie continueront de baisser, durement et sûrement, et nous n’aurons plus qu’à planter des bananiers sur ce qui a failli être une république.

Les principes oubliés de l’antifascisme économique

Les femmes et les hommes du monde qui ont combattu et vaincu le fascisme dans les heures les plus sombres de notre histoire, ont non seulement compris qu’il trouve toujours son origine dans le corporatisme financier, mais que pour s’assurer qu’il ne ressurgisse jamais, la dignité et le travail humain doivent être le motif directeur de toute politique économique.

En mars 1944, notre Conseil national de la Résistance (CNR) affirmait le « droit au travail » et à un salaire qui « assure à chaque travailleur et à sa famille la sécurité, la dignité et la possibilité d’une vie pleinement humaine » ; « un plan complet de sécurité sociale » ; « une retraite permettant aux vieux travailleurs de finir dignement leurs jours » . Ces principes se retrouvent institutionnalisés dans le Préambule de 1946, repris aujourd’hui dans notre Constitution en vigueur.

Au même moment, de l’autre côté de l’Atlantique, Franklin Roosevelt avoue à son peuple, le 11 janvier 1944, que « la recherche du bonheur » , clé de voûte de la Constitution américaine, n’est plus rien s’ils n’adoptent pas une « deuxième déclaration des droits » fondamentaux garantissant « le droit à un travail utile et rémunérateur », « le droit à des soins médicaux adéquats et la possibilité de jouir d’une bonne santé », « le droit à une protection adéquate contre les incertitudes économiques de l’âge, de la maladie, des accidents et du chômage » et « le droit à l’éducation ».

Réunis le 10 mai 1944, la Conférence internationale du travail adopte sa « déclaration de Philadelphie », refondant l’Organisation internationale du travail et s’adressant « à tous les humains  ». Elle affirme : « Le travail n’est pas une marchandise », « la pauvreté, où qu’elle existe, constitue un danger pour la prospérité de tous », « une paix durable ne peut être établie que sur la base de la justice sociale », « tous les êtres humains (…) ont le droit de poursuivre leur progrès matériel et leur développement spirituel dans la liberté et la dignité, dans la sécurité économique et avec des chances égales »  ; cela « doit constituer le but central de toute politique nationale et internationale ». On retrouve aussi dans cette déclaration tous les droits sociaux proclamés par le CNR et Roosevelt sur la santé, l’éducation, les loisirs, la sécurité sociale et bien sûr le travail. Et il y a là une source d’inspiration profonde pour nous aujourd’hui : il faut assurer « l’emploi des travailleurs à des occupations où ils aient la satisfaction de donner toute la mesure de leur habileté et de leurs connaissances et de contribuer le mieux au bien-être commun ».

Mais l’avertissement le plus cinglant pour la France d’aujourd’hui est délivré par le CNR qui veut « la possibilité effective pour tous les enfants français de bénéficier de l’instruction et d’accéder à la culture la plus développée quelle que soit la situation de fortune de leurs parents, afin que les fonctions les plus hautes soient réellement accessibles à tous ceux qui ont les capacités requises pour les exercer et que soit ainsi promue une élite véritable, non de naissance mais de mérite, et constamment renouvelée par les apports populaires ».

Donner une mission à l’économie

Il est temps de réconcilier l’économie et le peuple car leur divorce met en péril la société. L’économie n’est pas le fait de pouvoirs financiers intouchables, elle est l’émanation du peuple et de ses esprits les plus hardis. Lorsque l’on parle de réorganiser le système bancaire selon les critères de la loi Glass-Steagall de 1933 – séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires pour trier les actifs toxiques et sécuriser le flux de crédit – il ne s’agit en rien d’une mesure technique ni d’un charabia pour experts en monétarisme. Il s’agit de savoir quel état d’esprit va animer, ou plutôt réanimer, notre économie ; c’est-à-dire redonner un sens à notre vie, à notre travail, à l’avenir de nos enfants. Comme nous l’avons vu dans le précédent article, le miracle des Trente glorieuses avait bien des causes humaines. Nous allons donc ici voyager mentalement au cœur de ce système de crédit productif public pour découvrir ce qui l’animait et faire vivre ce qui le réanimera.

Washington, 1933

Commençons notre voyage dans la patrie de Franklin Roosevelt au moment où s’y est joué notre avenir. Quatre ans après le krach de 1929, au cœur de la Grande dépression, le président Herbert Hoover, sorte de Barack Obama de l’époque, préférait accomplir quelques réformettes plutôt que d’affronter Wall Street. Dès l’élection de Franklin Roosevelt, un procureur de New York fut appelé à la Commission bancaire du Sénat pour diriger les enquêtes sur les pratiques des banques américaines. Rustre et irrévérencieux, Ferdinand Pecora, immigré sicilien de New York qui gagna ses galons en combattant la mafia et les produits dérivés de l’époque (les « bucket shops »), bouscula tous les plans des sénateurs « régulationnistes ». Dès février 1933, il passa sur le gril les dirigeants des grandes banques de Wall Street – National City Bank, Chase, JP Morgan – et, grâce à ses investigations minutieuses de leurs comptes, décortiqua à la vue de tous un système fait de délits d’initiés, de manipulations et de corruption publique-privée. N’appartenant pas à l’establishment américain, Ferdinand Pecora brisa toutes les conventions de courtoisie existantes entre des sénateurs et des banquiers appartenant au même petit monde. Les conseillers de JP Morgan s’estimaient insultés et le sénateur Carter Glass s’en prit publiquement à Pecora, lui reprochant d’être trop rude avec tant d’hommes dignes d’estime. Sûr de lui et de sa mission, Pecora répliqua qu’il n’était que le représentant d’une loi plus haute, la Constitution, ce qui d’ailleurs ne lui rapportait personnellement que 225 dollars par mois ! Le peuple était acquis à sa cause et celle de Roosevelt. Ainsi fut rendu inévitable l’adoption de la loi connue aujourd’hui sous le nom de Glass-Steagall.

Le Victory Program

C’est le même esprit combattant qui commanda le Victory Program de Roosevelt. L’effort de guerre américain, sans lequel les puissances fascistes qu’avait en partie financées Wall Street n’auraient pu être battues, fut impulsé par un Français, Jean Monnet. Là où l’administration américaine s’était limitée à des objectifs de production basés sur les capacités industrielles et humaines existantes, Monnet et quelques-uns dans l’entourage de Roosevelt fixèrent des objectifs semblant inatteignables. Là où il était prévu de construire 60 000 avions, 45 000 chars d’assaut et 8 millions de tonnes de navires de guerre, ce furent finalement 275 000 avions, 90 000 chars, et 65 millions de tonnes de navires qui furent produits. « Nous avions décidé de renverser l’ordre de la logique des financiers qui ajustent les besoins aux ressources, logique absurde quand les besoins sont ceux de la survie du monde libre : pour un tel enjeu, on parvient toujours à trouver les ressources », écrit Monnet dans ses Mémoires.

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Le système des canaux de Provence et son dispositif de barrage remontant jusqu’à Gap ont été édifiés pendant les trentes glorieuse grâce au mécanisme de crédit productif public. La quantité d’électricité et d’eau douce ainsi disponible a transformé la capacité agricole et industriel de toute la région. Ici le barrage de Serre Ponçon (Hautes-Alpes) et le centre d’exploitation de la Société du canal de Provence à Rians (Var).

La planification, « ardente obligation »

Jean Monnet fut le premier directeur du Commissariat général au plan, créé le 3 janvier 1946 par le général de Gaulle. Le Plan c’est « l’anti-hasard », « l’arme contre la dictature de l’instant », comme l’affirmait Pierre Massé, qui le dirigea entre 1959 et 1966. Il donne une direction et une mission à l’économie, assurant l’harmonie des intérêts. Bien conscient que les libertés individuelles sont fondamentales au bien-être économique d’une nation, le Plan français n’est pas « impératif ». Mais il ne se limite pas pour autant à être « indicatif » puisqu’il doit toujours devancer et façonner la réalité. Pour de Gaulle, il doit assurer que tout le monde « avance ensemble » et que « chacun ait sa part ». Le Plan n’est pas une bureaucratie : « Les grandes affaires humaines ne se règlent point uniquement par la logique, il y faut l’atmosphère que seul peut créer l’adhésion du sentiment », expliquait-il encore en 1965. C’est une « administration de mission » qui joue un rôle d’animateur pour les autres administrations et pour l’économie.

Le point fort du Plan c’est donc sa faiblesse : il ne pèse rien mais il agit beaucoup. Structure légère de moins de deux cents personnes, il est composé à 80 % de contractuels qui retournent dans leur administration respective une fois leur mission spécifique accomplie.

Mais il y a plusieurs impératifs à son efficience car il n’est que l’expression d’une volonté politique. D’abord, l’Etat doit résolument être « maître du crédit » plutôt qu’esclave du budget. Ensuite, l’effort doit être distribué sur tout le territoire. Enfin, la Nation doit être portée par un vecteur scientifique et technologique.

L’orientation du crédit

Comme démontré dans la première partie, la France s’était dotée en 1945 d’une série d’instruments lui permettant d’organiser la distribution du crédit dans l’économie. La loi 45-15 du 2 décembre 1945 créa le cadre d’un véritable système de crédit public : nationalisation de la Banque de France (émettrice unique de la monnaie), création d’un Conseil national du crédit (représentatif des forces vives de la nation) ayant autorité sur la politique bancaire, et séparation des banques de dépôt et des banques d’affaires (avec un contrôle strict sur les activités de ces dernières). Sans ce dispositif, aucune politique économique n’est possible. Il est proprement stupéfiant d’observer l’évolution du taux de chômage et de la dette publique pendant le règne de ce système et après son démantèlement entre 1969 et 1984. Entre 1945 et 1966, 75 % du crédit à l’économie provient de l’Etat. Le plein emploi est alors la règle et la qualification du travail ne cesse de progresser. Dès 1969, une fois Pompidou et Giscard libérés du vieux rigide, ce sont les factions ultra-monétaristes qui vont prendre les commandes de l’économie française. Ils vont d’abord récuser et abandonner le terme de « politique de crédit », lui préférant celui de « politique monétaire », bien plus en phase avec le programme qu’ils allaient imposer. En 1971 puis 1973, ils annulent l’autorité du Trésor sur la Banque de France, permettant l’émission de monnaie-crédit à bas taux d’intérêts pour les investissements. C’est depuis lors que la dette publique est passée de 0 à 1500 milliards d’euros. Dans le même temps, ils affaiblissent le pouvoir du Conseil national du crédit et déréglementent le système bancaire. Si bien qu’à la fin des années 1970, 90 % du crédit, et donc de la création monétaire, émane des banques, sans plus aucune orientation productive : le seul critère du crédit devient le profit qu’en tirent les établissements émetteurs. A partir de 1979, l’épargne est détournée de l’économie réelle vers les marchés financiers (SICAV, FCP, détaxation des revenus d’actions), puis en 1984, Delors et Mitterrand donnent le coup de grâce en abrogeant la loi sur la séparation des banques. L’ère du chômage de masse pouvait définitivement commencer.

L’Etat ayant abandonné l’émission monétaire aux banques, il perd sa capacité à orienter l’économie et donc à garantir l’intérêt général. Dans les années 1960, tous les budgets votés voyaient les dépenses de développement toujours supérieures aux dépenses de fonctionnement. Aujourd’hui, sans esprit de mission, les dépenses de l’Etat ne sont plus créatrices et on les finance désormais par l’endettement auprès des banques privées.

Bien orienté, le crédit public engendre une croissance physique de l’économie qui, fortement créatrice de richesse, élargit la base fiscale et donc les revenus de l’Etat. Ce n’est d’ailleurs qu’ainsi que l’on peut financer et améliorer le système social. Mais voyons d’un peu plus près comment se répartit l’effort sur le territoire.

L’esprit « commando » dans l’aménagement du territoire

Créée en 1963, la DATAR, Délégation à l’aménagement du territoire et à l’action régionale, relevait plus de l’équipe « commando » que de l’administration. Sans personnel permanent, faisant appel à de jeunes chargés de missions issus de divers corps, elle sert de « tête chercheuse du gouvernement » pour détecter les potentiels et les besoins régionaux. Dans ses dix premières années, elle distribua le crédit public vers 3500 projets d’équipements locaux qui créèrent quelque 350 000 emplois directs. La décentralisation de l’Ecole nationale supérieure de l’Aéronautique à Toulouse, le Plan breton de développement économique, les villes nouvelles, la stratégie des huit grandes métropoles d’équilibre, le Programme de développement du Massif central, la Mission d’aménagement du littoral Languedoc-Roussillon, etc., c’est elle. « Aménager, c’est faire naître et entretenir sur notre territoire la prospérité dans l’harmonie », disait Edgar Pisani, ministre de l’Agriculture et grand concepteur de l’action rurale. C’est pour cela qu’il se battit tout au long des années 1950 pour « l’administration de mission », « adaptée à un problème, à un temps, à un lieu ; elle est localisée, elle est spécialisée ; elle doit s’éteindre le jour où le problème posé se trouve résolu. [En outre, elle] exige des programmes développés sur de nombreuses années ; l’unité de commandement et l’unité de budget (...) Elle est légère, elle a le goût de faire, elle est réaliste, mouvante, elle va vers l’événement, elle est mêlée à la vie ; elle n’attend pas l’initiative, elle la sollicite... » Toujours ce goût de l’action et ce désir de façonner le destin. « L’aménagement ne vit pas dans l’époque présente, il doit toujours la devancer, projeter sur l’avenir », disait le directeur de la DATAR, Olivier Guichard, « l’horizon des aménagements aujourd’hui c’est l’an 2000 », ajoutait son collègue Pierre Essig. Nous sommes ici à mille lieues de la gestion bureaucratique qui a repris le dessus depuis les années 1970.

Sans vision, le peuple meurt

Une fois la reconstruction achevée dans les années 1950, et avec l’élan fondateur de la Ve République, le véritable moteur du Plan fut les vecteurs scientifiques et technologiques qu’il prescrivit à la nation. « Tout dépend de la recherche scientifique », s’exclamait de Gaulle à l’aube du Ve Plan. Il était bien compris que la science était le moteur de l’économie et du progrès. Ainsi, le crédit et l’effort budgétaire de la France des années 60 s’investirent massivement dans les activités de pointe comme l’informatique et l’aviation, mais surtout dans ces domaines où l’homme se frotte aux frontières de sa compréhension de l’univers : l’atome et l’espace. Le Plan, l’économie dirigée, un système de crédit productif public, c’est avant tout organiser la création humaine. C’est dans cet élan du cœur que Louis Armand, président de la SNCF après-guerre, puis de la CECA, comparait ce que devrait être un centre planificateur du XXe siècle au centre scientifique d’Henri le Navigateur à Sagres, au XVe siècle. « A cette époque-là, dit-il, l’horizon était la découverte du Nouveau Monde ; aujourd’hui, c’est la conquête et l’exploration de l’espace. » Voilà qui reste à accomplir pour l’humanité et qui nous commande de nous battre pour que le système financier soit mis en liquidation judiciaire sur le champ !

Bertrand Buisson

Bibliographie

- Un plan de relance par le Crédit productif ou la nécessaire transformation de la monnaie en capital, Jacques Cheminade et Christophe Lavernhe, juin 1997, Editions Alcuin.
- Mémoires d’espoir, le Renouveau 1958-1962, Charles de Gaulle, 1970, Plon.
- Roosevelt-De Gaulle-Monnet, Reprendre leur combat, Jacques Cheminade, 2000, Editions Alcuin.
- La DATAR, quarante ans d’histoire, Jean-Luc Bodiguel, 2003, cairn.info.
- Le IVe Plan français, François Perroux, PUF, 1962.


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Notes

[1Dans son programme du 15 mars 1944, le CNR appelait à des « réformes indispensables » sur le plan économique :
« - l’instauration d’une véritable démocratie économique et sociale, impliquant l’éviction des grandes féodalités économiques et financières de la direction de l’économie ;
- une organisation rationnelle de l’économie assurant la subordination des intérêts particuliers à l’intérêt général et affranchie de la dictature professionnelle instaurée à l’image des États fascistes ;
- l’intensification de la production nationale selon les lignes d’un plan arrêté par l’État après consultation des représentants de tous les éléments de cette production ;
- le retour à la nation des grands moyens de production monopolisés, fruit du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol, des compagnies d’assurances et des grandes banques ; (…) »