Réflexion sur un nouvel état d’esprit pour le maintien de l’ordre républicain
Cet article est écrit ce 8 février 2018, alors que le ministre de l’Intérieur, Gérard Collomb, vient de lancer la « Police de sécurité du quotidien » (PSQ) qui vise à insuffler un « nouvel état d’esprit » parmi les forces de l’ordre. Nous ne pouvons que manifester notre accord de principe avec les intentions affichées, mais divers entretiens avec des policiers et des militaires de la gendarmerie nous amènent à penser que, dans ce domaine comme dans d’autres, les moyens mobilisés ne sont pas à la mesure de ces intentions.
Les intentions
L’adaptation de la réponse à chaque territoire et l’abandon de la « politique du chiffre » sont de bon sens. Les statistiques sont des indicateurs qui permettent de déterminer les objectifs à atteindre, une aide pour évaluer le travail des uns par rapport aux autres et non un instrument qui permettrait d’attribuer une note définitive à chacun. Les forces de l’ordre doivent être jugées par rapport à l’accomplissement de leur mission, comme doit l’être tout pilier de la République.
Il est bon que le travail des brigades de contact expérimentées par la gendarmerie, qui ont permis de retisser des liens avec les élus, la population et les commerçants, serve de référence aux missions en milieu urbain. On part du terrain pour faire du sur-mesure, à la rencontre de la population. Au sein de la gendarmerie, ce sont des remontées d’un questionnaire à partir de la base qui ont nourri les réflexions et les décisions. Il faut se féliciter que le ministre ait demandé aux responsables locaux de la police et de la gendarmerie de contacter dans les deux mois à venir chacun des maires de France pour construire des coopérations renforcées localement.
Il est vrai aussi que policiers et gendarmes vivent mal de passer trop d’heures au bureau à remplir des papiers. Tout le travail administratif doit donc être allégé pour que le temps de travail des forces de l’ordre soit davantage consacré à assurer la sécurité, par une action organisée sur le terrain. Le ministre s’est engagé à ce que la PSQ soit « une méthode de travail, un nouvel état d’esprit pour l’ensemble des forces » qui « sera insufflé au travers d’un certain nombre de réformes de structure : simplification et dématérialisation de la procédure pénale, substitution de personnels opérationnels par des administratifs spécialisés, suppression des tâches indues... Cela permettra de développer une plus grande présence sur le terrain. »
« Refonder la formation initiale, pour que les policiers appréhendent davantage les problématiques sociétales, le management, la relation avec la population » exprime, même si c’est dans un jargon à la mode, un réel besoin. Cela passe aussi par le choix des candidatures. Ainsi pour la gendarmerie, recrutement davantage de ruraux permettrait une meilleure immersion. Des efforts complémentaires seraient bienvenus sur la prise de contact et la manière de se tisser un réseau de relations solides dans la population.
Ce qui devrait être mobilisé
Si elle demeure à l’état d’intention et vue comme une chose en soi, cette « police de proximité » demeurera ce que craignent certains policiers et gendarmes : un effet d’annonce. Un responsable d’une BAC de l’Essonne, cité par Le Monde, commente plus sarcastiquement : « A chaque gouvernement, sa nouvelle appellation. C’est encore un effet de mode. (…) Ils vont faire quoi quand ils vont se faire caillasser ? Si c’est pour être les souffre-douleur des caïds des cités, non merci. »
Ces réactions à chaud expriment une vérité : il est juste de parler de sécurité mais à condition que ce mot soit compris dans toutes ses dimensions. Car la sécurité ne sera vraiment assurée que le jour où les ressentiments et les frustrations n’auront plus de quoi s’alimenter, en France et dans le monde. Et lorsque l’Etat sera perçu comme une juste autorité portant un projet qui unisse sécurité publique, sécurité sociale et sécurité nationale, le rendant capable de prévenir et de traiter l’hybridation actuelle entre délinquance, financiarisation, complicités pseudo-religieuses et dévoiements politiques. Il faut ainsi coordonner davantage l’action des forces de l’ordre avec celles des responsables de la justice et des services sociaux.
A) En matière de sécurité publique, l’Etat doit assurer trois choses fondamentales.
D’abord – ce qui est en cours mais doit être accéléré – coordonner, au niveau français et européen, le renseignement et l’action.
Au niveau européen, en renforçant Europol et en coordonnant les systèmes de données. Au niveau français, en coordonnant l’activité des services (police nationale, gendarmerie, polices municipales et préfecture de police de Paris) et en assurant l’intégration d’une veille citoyenne.
Celle-ci suppose une éducation des parents, des enfants et des citoyens en général. L’intégration progressive de la majorité des Français dans cette veille citoyenne exige de prendre des initiatives à la fois justes et bienveillantes vis-à-vis de ceux qui peuvent se sentir victimes d’injustices : en particulier les descendants des harkis, des Français d’origine maghrébine qui ont combattu pour notre pays et de ceux que l’on a appelés pour reconstruire la France après la Deuxième Guerre mondiale. Cette attention et cette bienveillance sont nécessaires pour que puisse s’organiser progressivement un travail de veille et un maintien de l’ordre accueilli favorablement dans les banlieues.
Cette veille citoyenne doit impliquer en amont la réflexion des universitaires et les données fournies par les enseignants, très souvent les mieux renseignés sur ce qui se passe là où ils enseignent, données grâce auxquelles la police de sécurité et du quotidien pourra engager des actions de prévention et savoir dans quel milieu elle intervient. La professionnalisation du tutorat des policiers à leur prise de poste, en leur présentant les quartiers où ils opéreront, avec leurs spécificités sociales, est indispensable à une bonne police de sécurité du quotidien. « Si l’on ne sait pas très bien où on met les pieds, c’est sûr qu’on sera rejetés », confie un policier affecté dans une banlieue agitée.
Le rôle de maillage actif du territoire par les gendarmes, renforcé par leurs 250 nouvelles unités de contact, permettra d’agir en amont. Les magistrats doivent être intégrés eux aussi dans ce système de veille, en leur redonnant en même temps les moyens d’enquêter et de rendre leurs jugements plus vite et avec un délai d’application aussi court que possible, sans une attente qui discrédite à la fois la justice et le maintien de l’ordre. Il nous faut recruter beaucoup plus de magistrats pour qu’un juge n’ait plus à traiter en moyenne 20 dossiers par journée de 10 heures.
Une police de sécurité et du quotidien privée de moyens sociaux, de temps pour s’informer et de la garantie de sanctions justes et rapides frappant les délinquants ne sera jamais prise au sérieux. En amont de la délinquance, il faut gérer les incivilités car un lieu où elles sont rapidement gérées dissuade les délinquants. Répondre aux petits problèmes permettra de réduire le nombre de gros qui pourraient se poser plus tard.
Certains proposent d’étudier l’élargissement du port d’armes à davantage de citoyens, dûment sélectionnés et ayant prouvé auparavant leur compétence, afin de les intégrer efficacement à la veille sur l’ensemble du territoire en étant respectés. Il ne s’agit pas à notre sens d’une bonne approche. La police et la gendarmerie ont reçu une formation pour assurer les missions qui leur sont propres et faire leur métier. Les citoyens désirant s’investir peuvent rejoindre une garde nationale, dont le concept reste à étendre dans notre pays.
Ensuite, en aval, il est extrêmement urgent de renforcer le nombre de conseillers d’insertion et de probation, en leur assurant une formation pour mieux prévenir les récidives et favoriser dans les meilleures conditions la réinsertion des personnes condamnées. Une prison sans espoir de réinsertion est en effet source de délinquance future. Actuellement, environ 3200 conseillers et 500 cadres du corps de direction des services d’insertion et de probation sont chargés de suivre plus de 250 000 personnes !
Il est indispensable de créer au moins 2000 postes de conseillers qualifiés dans ce secteur fondamental, en leur fournissant notamment les moyens de détecter et de traiter les cas de radicalisation djihadiste. Cela suppose, en même temps, de reprendre le terrain aux imams dévoyés, par une action efficace et permanente des services sociaux, des associations de proximité et en développant des zones franches qui encouragent l’implantation d’entreprises recrutant sur place, ce qui exige une coordination, également sur place, avec les responsables de la formation professionnelle et plus généralement des filières technique et professionnelle.
Enfin, des mesures de justice, à la fois nécessaires et de portée symbolique, doivent être prises en faveur de ceux qui servent l’ordre républicain. Pour commencer, régler aux policiers les heures supplémentaires qui leur sont dues, et qui dépasseraient largement le million, et ne pas soumettre les militaires à des contraintes de déploiements excessifs et à la limite de leur mission.
En même temps, augmenter la rémunération des heures de nuit en comptabilisant les services réellement rendus. Il s’agit d’un minimum absolu. Il doit être mis un terme aux retards dans le versement des allocations, telle que l’aide à la mobilité du conjoint, et les temps de récupération doivent être suffisants pour préparer les missions suivantes (une seule soirée de liberté pour 30 jours de déplacement, ce n’est satisfaisant ni pour l’être humain ni pour remplir les conditions du service).
Par ailleurs, les régimes des indemnités (de déplacement, de fonction et de responsabilité) doivent être revus en limitant les écarts existants suivant l’âge et la position hiérarchique du bénéficiaire, tout en conservant bien entendu le principe suivant lequel la responsabilité doit être justement récompensée.
Enfin, il existe des évaluations de l’état des logements des gendarmes et de leurs casernes. Le verdict est qu’elles sont trop souvent vétustes, tout comme les commissariats de certaines banlieues. Il faut en tirer les conséquences. Le nécessaire respect par la population de ceux qui assurent le maintien de l’ordre exige une initiative visible de la puissance publique pour améliorer la situation.
Dans deux domaines, celui des gendarmeries et des commissariats de police, d’une part, et celui des hôpitaux publics, d’autre part, nous disposons d’agents parmi les plus compétents et les plus dévoués, auxquels nous attribuons trop souvent des locaux indignes. Cet écart reflète ce qui doit être changé dans les priorités de notre société.
B) En matière de sécurité nationale, qui est la condition du respect de la sécurité publique, nous devons abandonner toute compromission avec le système financier et monétaire international actuel. Dominé par la City, Wall Street et les paradis fiscaux, il constitue aujourd’hui un système criminogène compromis avec le trafic de drogue, le crime organisé et le terrorisme, comme l’ont bien montré hier le comportement de la BCCI et aujourd’hui celui de HSBC. Les révélations apportées à l’opinion par les Panama puis les Paradise papers ne peuvent rester sans qu’on en tire les conséquences, même si nos grandes banques françaises sont de toute évidence impliquées. Sinon, comment pourrait-on prétendre combattre à l’échelle nationale, régionale et locale ce que l’on tolère, ou même davantage, à l’échelle du monde ? En se compromettant avec la logique des marchés financiers, l’Etat a fait de leurs priorités les siennes. En livrant aux organismes financiers le produit de son endettement, il s’est livré à eux pieds et poings liés. Sous l’œil de leurs sentinelles qui surveillent nos politiques publiques et avec la complicité des grandes agences de notation. La bataille contre le terrorisme, le crime organisé et les dévoiements du droit doit se mener d’abord sur le terrain financier et monétaire.
Citons une initiative très simple : proposer aux Nations unies et au G 20, qui se tiendra en mars 2018, que soit déniée toute existence juridique aux coquilles off-shore ouvertes dans les paradis fiscaux, en particulier celles placées sous la protection personnelle de sa Très Gracieuse Majesté la reine d’Angleterre, comme les îles Caïman, ou celles parrainées par le gouvernement des Etats-Unis d’Amérique, comme le Delaware, ou encore sous notre patronage officieux, comme Monaco ou Andorre. Privées d’existence juridique, ces sociétés sans réelle activité économique ne pourraient plus ouvrir de comptes bancaires dans des banques officielles, qui devraient donc les radier de leurs livres. Répétons-le : que nos propres banques soient fortement impliquées dans les paradis fiscaux ne doit pas nous arrêter.
Dire, comme Margaret Thatcher en son temps, qu’il n’y aurait pas d’alternative (son célèbre « TINA »), reviendrait à baisser les bras et à trahir le travail quotidien de tous ceux qui assurent les missions de l’Etat sur le terrain.
Pour aller à l’essentiel, nous militons pour que se tienne une grande Conférence internationale en vue de refonder un ordre de développement mutuel entre les nations et les peuples, redonnant priorité aux investissements à long terme dans les infrastructures – l’équipement de l’homme et de la nature – et à la production physique de biens, annulant les spéculations insensées fondées sur l’émission de monnaies et de titres financiers dans le vaste Monopoly actuel, sans autres règles que le profit à très court terme.
Faute de porter un coup d’arrêt à l’émission d’un capital fictif qui n’a aucune assise réelle, faute de régulation et de réorientation volontaire d’un crédit productif, il ne peut y avoir qu’une justice fictive et un maintien du désordre et non de l’ordre. Cette conférence internationale doit aboutir à un Nouveau Bretton Woods et s’accompagner d’un « jubilé » d’annulation des dettes illégitimes, déterminées en commun.
Trois choses sont claires. La première est que chacun des grands défis actuels requiert une réponse à une échelle universelle. La seconde est que les dettes contractées à l’échelle de l’économie mondiale et à celle de la plupart des nations ne pourront jamais être remboursées car elles ont été contractées sans financer les moyens physiques et humains permettant de le faire. D’où la nécessité du « jubilé », impliquant une annulation et des moratoires négociés et organisés sur les dettes illégitimes. La troisième est que la politique de chaque nation, avec son histoire, sa langue, son peuple et sa raison d’être, doit apporter sa part souveraine à cet objectif commun de l’humanité. A l’échelle des forces du maintien de l’ordre, c’est dans ce contexte global d’un ordre plus juste, exprimé à l’échelle de chaque nation, qu’elles pourront exercer leurs missions, sur un terrain assaini et avec le soutien de la population. Sans quoi on leur impose une tâche impossible, équivalant à tenter de faire la lessive dans un environnement produisant de plus en plus de linge sale.
C) En matière de sécurité sociale, la clé est d’assurer à tous la possibilité d’un emploi, comme l’impose le préambule de notre Constitution, la protection de la santé publique et l’éducation des capacités créatrices. Bien évidemment, la perfection ne sera sans doute jamais atteinte dans ces trois domaines, mais le sentiment que tous les efforts sont mis pour y parvenir rend crédibles les impératifs de sécurité publique et de sécurité nationale. Aujourd’hui ils ne le sont pas. Témoins la multiplication du nombre d’abstentionnistes aux élections et les comportements individuels ou communautaires se substituant aux comportements collectifs et citoyens.
La sécurité publique repose donc sur un engagement de sécurité sociale et, à l’inverse, l’insécurité sociale est un facteur essentiel de désobéissance civile. Trois choses simples apportent une réponse.
La première est d’assurer une qualification permanente de la population dans le domaine des technologies du futur afin d’assurer des emplois durables. Cela exige de comparer d’ores et déjà les métiers d’avenir qui peuvent être offerts et la qualification existante des travailleurs, en organisant toute l’éducation autour de cet impératif : créer des créateurs. Les liens entre les universités et les entreprises, sans entretenir de dépendances, doivent ainsi permettre aux découvertes de s’incarner et de devenir visibles.
En particulier, la formation professionnelle, l’apprentissage et l’alternance doivent être organisés pour répondre à l’ampleur du défi, tout en prévoyant des passerelles aussi fréquentes que possible, dans les deux sens, entre filières générales et filières professionnelles. Enfin, les quelque deux millions de jeunes que notre système éducatif ne parvient pas à intégrer positivement doivent faire l’objet d’une attention personnalisée, seul moyen de répondre à leurs absences ou pertes de repères, à l’image de ce qui est fait dans les Maisons familiales rurales ou au sein des Compagnons du devoir.
La seconde est d’assurer une politique de santé publique qui ne soit pas déterminée par des critères de rentabilité financière mais par un souci constant de respect de chaque vie. La crise des EHPAD est un révélateur que ce n’est pas aujourd’hui le cas pour les personnes âgées. Or une société qui ne manifeste pas ce respect pour les personnes âgées perd son crédit auprès de tous et fait douter de son « ordre ».
Plus généralement, ce respect pour la vie suppose que l’on revienne à l’esprit de la Sécurité sociale conçue par Pierre Laroque et Ambroise Croizat. Lui porter constamment des coups de canif qui entretiennent son démantèlement progressif est un facteur de désordre social.
La troisième consiste à offrir un accès aux plus belles réalisations de la culture française et universelle à ceux qui n’en ont pas bénéficié jusqu’à présent. Cette éducation doit porter à agir dans l’intérêt général, non par devoir « imposé d’en haut » mais par mobilisation des capacités de chacun, afin de mieux réunir les composantes de notre pays dans un projet inclusif, offert comme tel.
Après tout, le mot « fraternité » est inscrit sur le fronton de nos mairies. Il s’agit de lui donner un sens quotidien par l’émancipation commune des pouvoirs créateurs et la conscience de la participation de notre histoire nationale à celle du monde, qui n’est pas un roman mais une réalité. Cette réalité ne deviendra principe actif qu’en la partageant et la mobilisant.
Nous sommes-nous ainsi écartés des impératifs de la police du quotidien et de proximité ? Non car l’existence de cette police, si son existence a un sens, doit reposer sur une conception universelle et partagée de la République, transformant les individus tendant à dire « moi j’ai le droit de... » en citoyens pensant le « nous » comme un tout de droits et de devoirs.
Le pari sur l’avenir
Voilà le « pari sur l’avenir » que nous devons faire. Un changement d’état d’esprit dans le domaine du maintien de l’ordre ne peut être réalisé que dans le contexte d’un changement d’état d’esprit dans toute notre société. Ce changement veut que chacun s’identifie à ceux qui se dévouent pour un ordre toujours plus juste et fasse un effort sur lui-même pour donner le meilleur qu’il puisse offrir, pour partager ce « mieux » au-delà de la sphère privée de sa vie. Cela s’appelle la République. La mise en œuvre d’une police du quotidien et de proximité doit être un pas effectué par tous pour la rendre plus républicaine.