Psychotropes, champignon magique, J.P. Morgan et CIA
Par Jacques Cheminade
Le quotidien Le Monde, entre le 2 et le 7-8 août, vient de vouer 12 pleines pages à « la poursuite du champignon magique », où il commente les aventures mycologiques du banquier Robert Gordon Wasson (1898-1986).
A partir de là, bien que sous une forme confuse et répétitive, il n’en expose pas moins les liens entre la consommation d’hallucinogènes et de psychotropes, la banque J.P. Morgan, Aldous Huxley, le psychiatre Humphry Osmond et Timothy Leary, le beau monde new-yorkais du Century Club, les « aventuriers du psychédélisme » de la vénérable Harvard University, les « communautés spirituelles » de la Silicon Valley, les laboratoires pharmaceutiques suisses et américains et l’utilisation de la mescaline, de la psilocybine et du LSD par la CIA à des fins de manipulation mentale individuelle et collective.
Aurelanio Tonet, l’auteur de la série, qualifie d’« élucubrations » toute tentative éventuelle d’en tirer des conséquences politiques, tout en fournissant le matériel permettant d’y parvenir. C’est pourquoi nous le remercions de son travail et conseillons vivement de lire ses 12 pages, sans préjugés ni a priori, en se faisant une idée par soi-même.
Nous ne retiendrons ici que deux points fondamentaux. Le premier, le plus connu, est le projet « Artichaut » de la CIA pour « améliorer les techniques d’interrogatoire », intégré dès 1953 dans le programme MK-Ultra visant au « contrôle de consciences ».
La direction en a été confiée à Sidney Gottlieb, le « sorcier noir » ou « empoisonneur en chef », qui a recours, dès 1953, à l’acide lysergique diéthylamide (le fameux LSD), découvert en 1943 par le chimiste suisse Albert Hoffmann, salarié des laboratoires Sandoz à Bâle. Gottlieb mobilisa 185 chercheurs et multiplia les expérimentations de LSD et de psilocybine sur des adolescents et des détenus noirs.
Le second point concerne la recherche du « champignon magique » par les époux Wasson. Ils le découvriront lors d’un voyage au Mexique en juin 1955, où la « chamane » Maria Sabina les initiera au ‘nti’sitho.
Des échantillons seront transmis en France et étudiés par le mycologue Roger Heim qui à son tour les fera parvenir à... Albert Hoffmann. Après le LSD, celui-ci isolera le principe actif du Psylocibe mexicana, la fameuse psilocybine. Ici nos deux points se rencontrent encore : MK Ultra comprenait un sous-projet 58 concernant l’usage du champignon magique !
Le plus important ici, par delà les aventures des Wasson [1] qui intéressent Le Monde, est l’usage politique qui est fait de ces psychotropes.
Ce que décrit Aureliano Tonet est proprement hallucinant. Dès 1957, le magazine Life, d’Henry Luce, un proche d’Allen Dulles, directeur de la CIA et criminel en costume de ville notoire, offre à Wasson de publier son récit. L’article paraît le 13 mai 1957, sur une quinzaine de pages, titrées « la quête du champignon magique ». Il tombe entre les mains de Timothy Leary, le propagateur du LSD, qui organise alors un camp de vacances psychédéliques à Cuernavaca, au Mexique où, dès les étés 1962 et 1963, de jeunes hippies chevelus se précipitent.
- Déjà, dans les années 1980, les publications des amis de Cheminade dénonçaient le rôle de la CIA et le projet MK-Ultra.
On touche ici à l’essentiel. Nous sommes alors dans les années de la guerre au Vietnam et la jeunesse américaine, marquée par les campagnes de Martin Luther King et d’Eugene McCarthy, aurait pu constituer une force politique se mobilisant contre le système de l’oligarchie financière. C’est alors qu’hallucinogènes et psychotropes lui sont offerts. A ce rite de passage que lui infligent les adultes – la guerre – la jeunesse découragée se voit ouvrir les portes de la perception du trip psychédélique. Le LSD s’impose – Lucy in the Sky with Diamonds – et les champignons magiques occupent une place de choix dans le folklore hippie (Performance, avec Mick Jagger en 1970). Cela évoluera, par delà les drogues elles-mêmes, vers ce qu’on pourrait appeler « l’état d’addiction de masse » actuel, au sein duquel la possession virtuelle d’images se substitue à la production réelle de biens tangibles et où le capital lui-même devient fictif.
« Le réel vous apparaît alors un peu ridicule », nous confie ainsi Blanche Gardin.
Politique ? Un certain Al Hubbard, « Captain Trips », indicateur des services de renseignement et millionnaire, devient propagateur de drogues. Le journaliste américain Michael Pollan, « spécialiste de ces substances », confie :
On estime qu’il a fait découvrir le LSD à 6000 personnes, entre 1951 et 1966.
Mieux encore, le laboratoire qui mise aujourd’hui le plus activement sur la psilocybine, Compass Pathways, a pour principal actionnaire Peter Thiel, cofondateur de PayPal, étoile de la Silicon Valley, suprémaciste blanc et proche de... Donald Trump.
Les « démocrates » californiens sont, eux, loin d’être en reste dans leur adhésion à un New Age « sustainable ». Michael Pollan encore :
Je connais deux géants des nouvelles technologies qui proposent des psychédéliques à leurs cadres, pour souder les équipes.
Arrivés à ce point, on comprend pourquoi on entend maintenant proclamer que la guerre à la drogue serait condamnée à l’échec et qu’il faut « vivre avec », entre explosions quasi-cérémoniales du Burning Man en Californie ou de la Hell Fest chez nous, et addictions quotidiennes aux perceptions d’images dans tous les domaines, infligées « pour distraire ».
La vérité est que la guerre à la drogue n’a jamais été sérieusement menée et que la répression, si elle peut toucher les consommateurs de base, s’arrête dès que le sommet de la société est concerné, permettant l’ubérisation organisée et peu réprimée de sa distribution dans nos villes. Ce qui vient d’être exposé par Le Monde a depuis longtemps été dénoncé par Lyndon LaRouche et ses amis américains, qui ont dès les années soixante rejeté les produits dérivés psychédéliques et se sont engagés en politique, comme nous-mêmes en France. Il n’est pas inutile que Le Monde nous en présente le tableau à sa façon. Cependant, comme toute guerre, la guerre à la drogue ne peut être gagnée par une simple répression. Elle doit être menée au nom d’une société meilleure, offrant aux humains la possibilité d’exercer leurs capacités créatrices et une culture du beau et du vrai.
Ne serait-il donc pas temps de retourner au meilleur de l’esprit révolutionnaire, les chorales et l’Orphéon de Wilhem [2], l’éducation esthétique du caractère se substituant à la fuite suicidaire « aux confins de l’esprit » ?
En tous cas, lorsque notre dernière heure aura sonné, mieux vaut quitter ce monde en ayant le sens d’avoir pu lui apporter un bien, plutôt que dans la fausse béatitude des 100 microgrammes de LSD consommés par Aldous Huxley sur son lit de mort.