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Schiller pour la France

samedi 22 avril 2006

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Schiller pour la France est un texte écrit en 1985, paru dans la brochure « Friedrich Schiller, poète de la Liberté », publiée par l’Institut Schiller en août 1985. Son appel à combattre la laideur de l’ordre social des préjugés et des formules reste, en 2006, l’ambition de tous ceux qui ne veulent pas, dans l’univers politique, se trouver réduits à l’état de sauvages ou de barbares.

« Une fois que l’art sera devenu en moi nature, comme l’éducation chez l’homme cultivé, la fantaisie recouvrera sa liberté perdue et ne se posera plus que des limites volontaires. »

Friedrich Schiller, Lettre à Koerner, le 25 mai 1792.

« A travers une succession de formes toujours nouvelles, toujours plus belles, I’ esprit philosophique marche à une perfection plus haute, tandis que le savant de profession, dans son éternelle immobilité d’esprit, veille sur la stérile uniformité des notions qu’il a emportées de l’école. »

Friedrich Schiller, Leçon inaugurale de son cours sur l’Histoire à l’université d’Iéna, le 26 mai 1789.
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Friedrich Schiller

Lorsque nous lisons Schiller, même dans des traductions françaises qui trahissent l’harmonie de sa langue, nous entendons toujours cette musique familière, si rare dans notre propre littérature, qui s’adresse au plus haut de nous-mêmes. Adolescents, c’est une de ces rares lectures qui, nous le pressentons, puisse donner à nos vies la ferveur du Bien, du Beau et du Vrai. Ne nous étonnons donc pas que le parti de la haine et de l’abaissement, celui qui assujettit l’individu à des règles formelles extérieures à lui-même, ait un jour voulu empêcher que l’esprit de liberté de Schiller se mette à battre dans notre pays. Ce qui nous choque bien davantage est que les forces humanistes n’aient pas mieux mesuré son importance et davantage combattu pour nous le rendre accessible. Aujourd’hui, aucun livre de poche, aucun ouvrage dont puisse disposer le grand public - il est rare de trouver à Paris même ceux de la collection Aubier-Montaigne -ne permet à nos compatriotes de découvrir l’un des plus grands poètes de l’histoire universelle, qui non seulement a été fait citoyen français par décret de l’Assemblée législative du 26 août 1792, mais aussi a toujours porté en son propre combat l’espérance de notre pays. Nous ne pouvons admettre ce scandale.

Schiller nous manque. Il est devenu un vide au cœur de notre culture. Cet article a pour but de montrer pourquoi et comment son œuvre nous a été volée. D’autres suivront, qui s’efforceront de nous rendre la joie de la connaître et d’en faire partager le bonheur.

La beauté

Dans une lettre à son ami Koerner l’année même de notre Révolution, en 1789, Schiller écrivait : « La perfection humaine n’est atteinte que lorsque science et moralité se résolvent de nouveau en beauté. » C’est ce constant attachement au Beau, révélateur de la liberté morale, qui va droit à notre cœur de Français, nous ouvrant la porte d’un univers supérieur que notre attachement cartésien aux objets particuliers, aux « choses fortuites », nous interdit habituellement de voir.

Car plus que tout autre peuple, nous avons besoin de beauté. Comme aujourd’hui, nous vivons dans une société qui divise l’homme en un « instinct sensible » et un « instinct formel », en un être de nature réduit à ses sensations et un rouage d’une mécanique ânonnant des règles abstraites. Nous vivons dans un monde sans compassion, que l’on accepte ou d’où l’on s’évade, sans le transformer.

Mais Français, plus profondément encore que d’autres, nous avons subi le poids d’une culture et d’une langue de Cour qui s’est transmise à notre bourgeoisie puis à notre peuple, et qui tantôt nous emprisonne dans un corset, tantôt nous livre à un nihilisme irrationnel. Nous passons de Kant à Rousseau et de Rousseau à Kant. Automates de la vertu et promeneurs solitaires, nos références artistiques oscillent entre cette convention morne, glacée, que nous appelons « classicisme », et une larmoyante polissonnerie romantique.

L’atroce boucherie de la Première Guerre mondiale, l’impuissance malthusienne de l’entre-deux-guerres et la banalité haineuse de Vichy nous ont, malgré les années de Gaulle et Pompidou, marqués de l’empreinte d’une profonde tristesse, d’un pessimisme culturel qui affleure chez nous lorsque les institutions se mettent à craquer. Or aujourd’hui, elles craquent. Et l’homme, jusque-là livré à une logique formelle (« On ne répond pas aux supérieurs, on ne parle pas à table et, surtout, on ne pose pas de questions »), à un catéchisme jésuite ou positiviste, ne conçoit la rupture qu’en s’abaissant dans la haine de soi et des autres. Livré à lui-même, le travailleur stoïque qui a perdu son code - et son emploi - devient un animal pour qui l’autre est toujours une menace, qui hait d’abord son « lointain », comme dirait M. Le Pen, et bientôt son voisin.

Ignorant la beauté morale, nous ne pouvons échapper au dilemme. Et alors, face à l’angoisse « atroce, despotique », affleurent la peur et la haine d’un enfant à qui l’on a interdit déjouer. Nous passons d’une fausse conception de la beauté froide, rigide, morte :

« Je suis belle, ô mortels, comme un rêve de pierre,
Et mon sein où chacun s’est meurtri tour à tour
Est fait pour inspirer au poète un amour
Eternel et muet ainsi que la matière. »

— cette « beauté » baudelairienne d’un sphinx de Trianon, ou d’une Jeanne d’Arc de marbre saint-sulpicienne — à une fausse beauté frénétique, enragée, qui fusille ou guillotine en parlant de libération :

Crécelles et caresses
URSS
Coups de feu, coups de fouet, clameurs
C’est la jeunesse héroïque
Céréales, aciéries, SSR, SSR
Les yeux bleus de la Révolution
Brillent d’une cruauté nécessaire
SSR, SSSR, SSSR, SSSR.
 
Louis Aragon, Le Front Rouge

Dans un univers ainsi fermé, barbare, les autres ne peuvent être que l’enfer, et l’on est réduit à se concevoir soi-même comme Baudelaire « et la victime et le bourreau », ou encore Aragon « Persécuté-Persécuteur ».

Bref, livrés à notre culture française courtisane, immergés dans son dilemme taciturne, nous ignorons tout de la beauté. Attachés à un code écrit par d’autres, à un ordre défini en dehors de nous-mêmes, nous manquons de cette autorité intérieure qui permet de trancher, et notre sagesse est ainsi prise en défaut par tout ce qui se produit pour la première fois. Nous aimons Raymond Poulidor, notre éternel second, parce qu’il est à notre image, et que l’expérience du changement - être le premier - nous terrorise.

A ce produit de notre idéologie française, enfermé dans un bocal cartésien et ne concevant que des évasions suicidaires, « n’importe où pourvu que ce soit hors de ce monde », condamné à sombrer dans la lâcheté d’une soumission toujours recommencée, Schiller offre la joie de découvrir une harmonie supérieure à travers un objet sensible, la beauté qui, bien que jamais satisfaite, apaise et libère. Cette beauté naît au moment où les règles existantes changent, quand une loi supérieure hausse la connaissance de l’univers elle est de l’ordre de tout ce qui se produit pour la première fois. Au moment où elle apparaît, elle révèle une proportion nouvelle, une loi d’harmonie dans l’univers, mais elle est sans mesure dans les termes connus - « au-delà de la lunette du chercheur », comme il est dit dans l’Ode à la Joie.

Après cette expérience du Beau, plus rien n’est jamais comme avant : producteur de ses propres états, l’homme se reconnaît lui-même capable de maîtriser l’harmonie de la nature à un degré plus élevé.

Tout lecteur français qui a eu le bonheur de se voir offrir cette joie par une lecture de Schiller devient à son tour capable - ou se voit muni des moyens d’être capable - de sortir du bocal, de se transformer en transformant l’univers sans craindre d’en mourir. Car au lieu de s’identifier à un objet ou à une image que l’on capture - la « beauté » physique figée, néo-classique, pompière, ou la « beauté » surréaliste du geste qui tue-il s’identifie dans toute son intimité au principe de découverte qui accompagne la seule beauté authentique, au principe qui régit « cette succession de formes toujours nouvelles, toujours plus belles », et non à une seule forme.

Ainsi éduqué dans sa perception même du sensible, l’homme acquiert un courage moral, une constante générosité qui lui permettent de devenir un citoyen, dirigeant dans le parti du Bien, du Beau et du Vrai. Et du pessimisme où il se trouvait enfermé, il accède maintenant à l’optimisme culturel, à cette exaltation joyeuse dans laquelle il redécouvre le potentiel sans bornes de l’enfant qui joue en se livrant à la créativité  [1], sans fixation sur des objets particuliers.

Tout le théâtre de Schiller porte précisément sur ces « points d’inflexion du caractère » dans des situations ou chez des individus qui se transforment. A l’opposé du théâtre français qui est un théâtre de « types » obsédés par les facettes de leur particularité, il est un théâtre d’individus risquant leur identité dans le monde pour la cause de l’humanité. Pour nous, Français, toute l’importance de La Pucelle d’Orléans est dans ce moment d’élévation de l’âme, de connaissance de la beauté que Schiller nous offre toujours en partage.

Cette importance de Schiller, créateur de citoyens, ne pouvait échapper aux ennemis du Beau. C’est pourquoi ils se sont acharnés contre son œuvre.

Le complot contre schiller

Lorsque Les Brigands furent joués pour la première fois à Mannheim, l’effet fut immense : « Des gens qui ne s’étaient jamais vus s’étreignaient en sanglotant ». Tout de suite, la portée et l’ampleur de la représentation furent rapportées à Paris, et dès 1785-1786, la pièce était représentée à Strasbourg, dans le théâtre allemand de Koberwein. En 1785, les Brigands étaient traduits en français dans le Nouveau théâtre allemand de Friedel et Bonneville, et les 40 000 Allemands présents à Paris s’enthousiasmaient et communiquaient leur enthousiasme à leurs amis français.

L’on était à la veille de la Révolution, et l’on imagine la terreur de l’oligarchie financière face au danger : qu’allait-il se passer si l’œuvre de Schiller - comme Schiller le voulait - venait à ennoblir le caractère des acteurs de la Révolution ? Celle-ci pouvait réussir dans son dessein le plus profond, frustrant l’emprise de l’Angleterre et de la Suisse sur la France, et, conjuguée à la Révolution américaine, amener cet « Age de Raison » qui est ce que les oligarchies craignent le plus, car il signifierait leur fin.

Il fallait donc détruire Schiller. L’on ne pouvait le faire disparaître - son œuvre étant déjà trop connue - il s’agissait donc de le déformer.

En 1792, le moment décisif de la Révolution, où son sort s’est joué, Lamartelière traduisait Les Brigands en français. A la traduction médiocre, mais relativement honnête, de Friedel et Bonneville se substituait une véritable trahison. « L’œuvre » fut jouée pour la première fois le 10 mars 1792, au théâtre du Marais, fondé en 1791 avec l’appui du financier corrompu Beaumarchais, abondamment pourvu de fonds suisses. Il reconnaît lui-même son escroquerie dans sa lettre du 2 mars 1792 à la Chronique de Paris : « Et c’est en l’épurant, en la tournant vers un autre but, par cette réunion d’efforts, que la pièce est devenue ce qu’elle est maintenant. »

Robert, Chef des Brigands, le titre de « l’adaptation », n’a plus rien à voir avec l’original. Alors que celui-ci montre l’impasse tragique d’une révolte romantique, individuelle et violente, par une petite élite coupée de son peuple, Robert, Chef des Brigands devient à l’opposé le premier héros romantique. « La folie de prétendre embellir le monde par le crime et de maintenir la loi par l’anarchie » devient modèle de « vertu ». Robert et ses amis sont de purs jacobins, qui constituent une véritable « justice révolutionnaire », un Tribunal secret affilié à la Sainte-Vehme des mythologies germaniques, que reprendront plus tard la société de Thulé et Adolf Hitler. Le rétablissement par l’insurrection et la violence seules d’un ordre de justice dans le monde n’est plus jugé comme une folie orgueilleuse vouée à l’échec, mais il est admis et réalisé. Le thème sorélien de la « violence régénératrice », repris par les nazis, fait sa première apparition historique. Modèles de vertu, les brigands ne payent pas de leur vie leur terrible erreur, mais au contraire, ils bénéficient à la fin de l’amnistie impériale et forment… un corps franc au service de l’Empire !Lamartelière réduit la succession de scènes schillériennes à une unité de temps et d’action : il y a un tableau, ni plus ni moins, corseté dans chaque acte, et tout se passe dans le château de Moldar ou dans les forêts avoisinantes…

Ce Robert romantique, agglomération bâclée de larmoiements irrationnels, fut joué pendant la Révolution, dans toutes les grandes villes de France : Rouen, Lille, Nancy, Lyon, Dijon, Metz, etc. Pis encore, une suite théâtrale lui fut donnée, Le tribunal Redoutable (10 novembre 1792), renforçant l’image d’une « justice révolutionnaire » barbare qui opère en tuant, et justifiant ainsi d’avance la contre-terreur blanche.

Les déformations de l’œuvre schillérienne se firent encore plus banales sous le Directoire et l’Empire : le Don Carlos traduit par Lezay-Marnésia (1799) banalise tout, le théâtre de Schiller par Lamartelière est un cirque, le Philippe II de Marie-Joseph Chénier (1801) est un sinistre pastiche, qui évacue le marquis de Posa et ne communique que l’omniprésence du pouvoir d’Etat, ce qui ne pouvait déplaire à Napoléon et à sa nouvelle Cour. Charles de Rémusat et Prosper de Barante, ensuite, ne seront que deux gros bourgeois sortis d’un dessin de Daumier pour s’asseoir sur l’œuvre de Schiller.

Napoléon fit d’ailleurs, tout comme plus tard Hitler et Goebbels, interdire les pièces de Schiller « qui infusent une haine profonde contre l’ordre social et contre les autorités légitimes ».

De son côté, Mme de Staël - la branche culturelle de la Maison Necker - s’efforça constamment de rabaisser Schiller aux dimensions de la Suisse française. Prosper de Barante, son partenaire financier intéressé dans l’entreprise de démolition, écrit que Schiller a bien du mérite pour un poète allemand « isolé de presque toute distraction de société », alors que ces privilégiés, les poètes français, « vivent au milieu d’une société raffinée et élégante » et font donc immanquablement mieux. Et l’hypocrite nain de Barante d’ajouter : « Je crois devoir prévenir que j’ai modifié ou même supprimé dans ma traduction un très petit nombre (sic) de passages de l’original, qui m’ont paru peu en harmonie avec le goût français, ou que j’ai désespéré de pouvoir plier au génie de notre langue. »

La première traduction - en prose - des poésies de Schiller par Joseph-Ennemomd Camille Jordan (1822) est également de la factorerie staélienne. Les traductions romantiques en vers sont peut-être pires encore.

Dans le groupe staéliniste, seul Benjamin Constant, qui était au moins intelligent, mesure ce que Schiller réellement représente et, l’ayant rencontré, traverse une terrible crise morale. Il écrit ainsi le 12 février 1804 : « Une observation ingénieuse de Schiller est que, dans le style, les verbes sont plus animés que les substantifs. Ainsi l’aimer est plus une action que l’amour, le vivre que la vie, le mourir que la mort… » Constant tente alors d’écrire un Wallenstein français, mais se montre incapable d’affronter l’obstacle de la langue et de l’idéologie. Il avoue son échec le 25 février 1808 : « Nous (français) sommes des êtres factices, même dans ce que nous avons de bon. La Chine ! la Chine ! Nous y tendons, nous y marchons à grands pas. De l’argent et des cérémonies et des formes, voilà ce qui nous reste… Il n’y a plus rien de naturel en nous. »

Constant avait ainsi mesuré l’oppression de notre culture, et ne pouvant agir, il ne lui restait plus qu’à se plonger dans la « mondanité », à devenir Adolphe. Avec la perspicacité ironique de ses meilleures lettres, Schiller écrivait à Goethe à propos de Mme de Stael, le 30 novembre 1803 : « Dure affaire que de lui exposer en des phrases françaises notre religion, et de triompher de sa volubilité si française. »

Le seul centre - et ce n’est pas un hasard si l’on y rejoue son théâtre aujourd’hui - où Schiller ait alors été respecté, fut l’Alsace. C’est à la demande de Philippe Ruhl, député du Bas-Rhin, que le « Sieur Gilles » fut ajouté à la liste de citoyens étrangers faits Français par la Législative « pour avoir consacré leur vie à bannir les préjugés de la terre et à reculer les bornes des connaissances humaines. » C’est à l’Ecole militaire fondée à Colmar par Pfeffel, autour du général Thielmann et de Mme de Stein (née Octavie de Berckheim, et belle-sueur de l’amie de Goethe), que Schiller fut vraiment lu en France. Ailleurs, en ce début du XIXe siècle, il ne fut qu’ignoré ou trahi.

Notre rire schillérien

Il est connu qu’un Français apeuré et ne sachant que faire face aux invasions de son pays ou de sa personne privée, se met à crier à tue-tête « Vive la patrie », comme on appelle sa mère au secours. « La France aux Français » et « dehors les immigrés » accompagnent bientôt le mélodrame de la débâcle. Cette patrie-là n’est pas, bien entendu, celle que bâtirent Charlemagne, Suger, Louis XI, Colbert et Carnot, mais le sol, le sang et la race de quelques collines féodales gémissantes, plus ou moins inspirées, beaucoup trop bavardes et au besoin meurtrières par lâcheté.

Cette oppression nous abaisse. C’est la part de Vichy que nous portons en nous. Avant Heinrich Heine et comme lui, Schiller utilise contre elle l’arme dévastatrice du rire. Goethe ayant mis en scène le ridicule Mahomet de Voltaire, écoutons Schiller parler, en janvier 1800 et jugeant déjà Bonaparte, de cette « factice grandeur » qui nous étouffe :

« Car aux pays où s’agenouillent les esclaves et où règnent les tyrans,
Aux pays où s’enfle une vaine et factice grandeur
L’art ne peut donner de formes à la noblesse
Cette noblesse de l’ œuvre d’art il n’est point de despote comme Louis XIV qui la puisse semer.
C’est de sa propre plénitude qu’elle doit sortir pour s’épanouir,
Elle ne fait point d’emprunt aux grandeurs terrestres,
A la vérité seule elle consentira à s’unir
Et sa flamme n’embrase que les cœurs libres »

Et plus loin :

« Chez le Français seul on pouvait encore trouver l’art
Bien qu’il ne se soit jamais élevé jusqu’à sa haute image primitive.
Il le tient fixé en d’immuables limites
Et ne lui laisse aucune liberté de mouvement.
Les gestes ampoulés de la fausse dignité
L’esprit amoureux du seul vrai les dédaigne. »

Ecrivant ces vers, Friedrich Schiller aimait la France bien plus que nous ne savons l’aimer, nous autres Français. Mû par cet amour véritable de ce qui fait notre grandeur vraie, il s’attachait, en profond connaisseur, à effacer de notre visage les pommades de la Cour et les verrues de l’anarchie. Son exigence envers la France était à la mesure de sa bibliothèque, où la proportion d’ouvrages français était de loin la plus forte.

Ecoutons-le s’adresser à nous dans De la cause du plaisir que nous portons aux objets tragiques, dans son Epître à Goethe ou dans sa Préface à la Fiancée de Messine : « Le maniérisme (Die Manier) français étouffe le cœur. (…) Leur théâtre nous présente ces personnages hissés sur des échasses et mis en mouvement par des fils de marionnette. (…) Ces poupées élégantes et polies que l’art a raclées pour enlever tout le hardi relief de la nature. (…)Ils ressemblent à ces rois ou à ces empereurs de nos vieux livres d’images, qui se mettent au lit avec leur couronne sur la tête ».

Il n’y a pas dans l’art français, continue Schiller, de liberté morale car la beauté est toujours assujettie à des finalités étrangères. Et le voilà qui s’en prend à ce Don Diègue du Cid, à ce Corneille dont la Nouvelle Droite actuelle célèbre le « pessimisme héroïque » (Jean Mabire, dans Eléments, automne 1984) : « Les héros cornéliens sont froids comme glace, ils sont les professeurs pédants de leur passion.(…) Don Diègue tient son miroir de poche et s’y regarde en plein théâtre avant de s’écrier « O rage, ô désespoir ». ».

Quelle joie d’entendre voler ces vérités pour ceux d’entre nous qui, aimant la France et connaissant Rabelais, ne peuvent supporter les quelque 500 ans d’oppression culturelle-depuis l’inquisition linguistique et physique d’Henri II - qui pèsent sur nous, exercée par la Cour et l’esprit de Cour, haute ou basse. Sébastien Mercier, en 1798 dans le Journal de Paris, exprime tout haut ce sentiment de joyeux soulagement en s’écriant, après avoir lu Schiller : « Si j’étais millionnaire, j’aurais un théâtre à moi et j’écrirais au frontispice : ici on ne joue ni Corneille, ni Racine, ni Voltaire, ni même Molière. »

La provocation schillérienne, provocation à agir lancée au meilleur de nous-mêmes, a toujours semé la rage et la panique chez tous ses ennemis, d’hier et d’aujourd’hui, les défenseurs d’un ordre établi ou d’un secret des familles que la masse des citoyens ne doit pas connaître.

Du côté catholique intégriste, nous avons le jugement révélateur d’un bibliothécaire de Laval, Joseph Cahour, qui dénonce La Pucelle d’Orléans. Il écrit : « Elle (la Jeanne d’Arc de Schiller) est, pour le lecteur catholique et français, tout à fait regrettable et à coup sûr inattendue (…) Sa mort sur le champ de bataille est une déconcertante défaillance qui nous déroute entièrement. (…) Schiller protestant, ou plutôt libre-penseur, ne pouvait dépeindre une sainte. (…) Tout cela prouve un manque de goût. (…) Mais n’oublions pas que Schiller était un étranger, et a écrit pour des étrangers ». Surenchérissant plus tard dans l’Univers, un certain NJ. Carnet s’en prend à Schiller en le traitant de « cynique (…)païen (…) démocrate (…) panthéiste » et condamne en particulier les dieux de la Grèce, « véritable dévergondage de pensée antichrétienne… »

Tant de sinistre idiotie trempée dans l’eau sale d’un bénitier chouan n’a d’équivalent que celle du Parti communiste français, enrobée du positivisme marxiste le plus mécanique. Dans son Schiller et la Nation Allemande (Editions Sociales, 1956), Gissel-brecht voit dans le poète allemand « un idéaliste impénitent, l’idéal d’un petit-bourgeois progressiste »(les marxistes, et les Français plus que tous autres, ne se sont jamais départis de cette manie prise dans les écoles de l’oligarchie qui est de donner aux sentiments de bonnes ou de mauvaises notes). Et puis, parce que le vice se doit de rendre hommage à la vertu, le triste Gisselbrecht sort son catéchisme de poche et y lit : « Jeanne, contrairement à La Hire et à Dunois, n’est pas coupée des masses populaires ».

Quant aux voltairiens, si imbus de leur horloge intérieure, cette rationalité froide et ponctuelle fabriquée quelque part entre Genève et Lausanne, ils ne pardonnent pas à Schiller d’avoir montré le vide absolu de leur héros, qui défendait de grandes causes en public tout en investissant ses fonds chez les trafiquants d’esclaves nantais. Le jugement de Schiller tombe, sans appel : « Le caractère essentiel de ce riche talent est la totale pauvreté de son cœur. (…) Ce rationalisme-là n’est pas la Raison, c’est sa caricature, la raillerie ». Schiller dénonce implacablement cette méchanceté voltairienne qui abaisse tout et est incapable d’éprouver ou de comprendre la passion. Dans ces conditions, que trouvent à dire les voltairiens français du XIXe siècle sur La Pucelle d’Orléans ? Qu’elle est certes « toute entière remplie par l’amour de l’idéal », mais que la réalité étant ce qu’elle est, elle n’est « sauvée que par l’illusion de la poésie, cette fleur dans un monde qui est une vallée de larmes » dans lequel le poète « est une mère qui parfume l’univers » : jugement digne de César Birotteau.

Schiller, le jeune médecin optimiste et rabelaisien de Stuttgart (1780-1782), attaque tout particulièrement ce refuge du matérialisme positiviste et du voltairianisme qu’est le corps médical. Il est à l’opposé du sensualisme matérialiste d’un Cabanis, dont l’influence a été si grande sur notre idéologie et, ici encore,. il est essentiel pour nous Français. Rappelons simplement l’influence que les études de médecine- la médecine matérialiste du XIXème siècle-eurent, sans parler d’Alexis Carrel, sur un Clémenceau. Il en retint une théorie de l’évolution par étapes prédéterminées et nécessaires, marquées par l’élimination inéluctable du plus faible, qui fournit la base doctrinale d’un darwinisme social à sa vision radicalement pessimiste des choses. Ce massacreur de mineurs, de vignerons et de poilus était convaincu que la lutte pour la vie, la violence, et le carnage sont inscrits dans les lois de la nature, et valent aussi bien pour les hommes que pour tous les êtres vivants. La sagesse devait consister à l’accepter et à s’y adapter. Vacher de Lapouge, dans ce livre ignoble dont s’inspirait le nazisme qu’est L’Aryen, procède de la même démarche. Et c’est au nom d’elle aussi que Vichy s’humilia : nous avons perdu la guerre, donc nous étions les plus faibles et nous devions expier en acceptant et exhibant notre faiblesse. Au nom de cette même démarche Robert Brasillach demandait à « Monsieur Hitler » que sa main fût encore plus lourde pour la France. C’est précisément de cela, de cette oppression ridicule et cruelle vis-à-vis des autres et de soi-même, que Schiller se moque, y dénonçant le contraire même de la joie « esthétique » du christianisme.

Les vexés du rire et du courage moral schillériens, nos ennemis, forment donc en France un vaste parti, une caste bigote à plusieurs têtes qui nous incitent tous à redoubler d’ironie pour libérer leurs victimes.

La chance manquée de 1859

Comme nous-mêmes avons l’an dernier célébré dans le monde entier le deux cent vingt-cinquième anniversaire de la naissance de Schiller, une grande Jubelschrift (réjouissance) marqua le centième anniversaire de sa naissance, en 1859. Cette célébration revêtait alors une importance historique particulière à Paris, car la période commençait au cours de laquelle les forces financières de l’oligarchie, depuis Londres, Genève ou Vienne, allaient s’efforcer de jeter la France contre l’Allemagne et l’Allemagne contre la France, afin de pouvoir continuer à contrôler l’Europe de la Sainte-Alliance. L’œuvre de Friedrich Schiller, patriote et citoyen du monde, représentait alors comme aujourd’hui une grande chance de réconciliation autour d’un dessein supérieur.Le 10 novembre 1859, à Paris, fut ainsi l’occasion d’un grand « appel à la concorde, à la fraternité et à la réconciliation des peuples ». Saint-René Taillandier, dans la Revue des deux mondes du 1er novembre 1859, célèbre le poète « héros de la vie morale » et s’écrie : « Heureux les poètes qui savent ainsi se faire aimer de leur peuple ! Heureux les peuples qui savent aimer ainsi leurs poètes. » Une grande fête est donnée au Cirque de l’Impératrice, « où se mêlent les couleurs françaises et germaniques » devant une assistance de plus de 4000 personnes qui découvre un buste de Schiller par Danneker. Un acteur allemand, Bogumis Davison, lit le troisième acte de Don Carlos, et l’on joue, face aux Champs Elysées, l’Ode à la Joie de Beethoven, un chant de fête pour Friedrich Schiller composé par Mendelssohn à partir du poème Les Artistes, et une Marche et cantate pour Schiller de Meyerbeer. A Alger et dans plusieurs villes de province, des milliers de personnes aussi se réunissent.

Le jour même de l’anniversaire, le 10 novembre, Hachette met en vente les quatre premiers volumes de la traduction des œuvres complètes de Schiller par Adolphe Régnier. C’est la première fois que son œuvre est ainsi rendue accessible au public français dans une traduction relativement honnête : Un professeur de langue allemande au lycée de Montpellier, M. Muller, traduit aussi toute l’œuvre lyrique du poète.

Alors plus qu’aujourd’hui, hélas, Schiller est enfin présent. Jusqu’à la fin du XIXe siècle et au milieu du XXe siècle, on parle de lui en France. Et puis commence un silence de plus en plus pesant.

La cause en est un second complot contre Schiller, défigurant cette fois son œuvre d’une autre façon : en en faisant le poète du « nationalisme allemand » le plus anti-français. Cette accusation ridicule trouva un terrain fertile dans l’ignorance de nos compatriotes, ou dans leurs réactions outragées face aux attaques lancées par Schiller contre l’idéologie française, ignorant que Schiller, comme Heine, n’est pas du tout plus tendre vis-à-vis de l’idéologie allemande.

J’eus pour la première fois un aperçu de ce complot lorsqu’il y a quelques mois, un homme par ailleurs honnête, et de plus, ancien résistant, vint me dire : « Mais c’est terrible, un Institut Schiller. Schiller, c’est la poésie du peuple allemand, le début du germanisme, qui conduit au nazisme. (…) Tout dans Schiller porte à l’antisémitisme. »

Avaler de telles fables suppose, au-delà de la simple bêtise individuelle, tout un « montage » historique de références tronquées ou à demi-tronquées. C’est bien ce qui s’est produit en France. La « clé » de ce complot se situe en Allemagne et en Angleterre, dans la déformation que les Chamberlain et Wagner firent systématiquement subir à l’œuvre de Schiller. Le travail de sape commença exactement au milieu des années 1850, lorsque les patriotes français et allemands tentèrent de faire de Schiller, patriote et citoyen du monde, la figure de proue d’une concorde républicaine.

Wagner, répercuté en France par ses sinistres épigones, fait l’éloge d’un Schiller représentant le « génie de la race allemande ».

Robert, Chef des Brigands, sa sainte et son corps franc sont alors ressortis pour les besoins de la cause… Pendant la Deuxième Guerre mondiale, la même manœuvre reprend.

Alors que l’œuvre théâtrale de Schiller était interdite par Hitler et Goebbels en Allemagne nazie, en France l’occupant nazi - et tout particulièrement Otto Abetz et ses spécialistes de la distorsion culturelle - promeut, en la répercutant par les gestapettes et les petits marquis de la collaboration, la vision d’un Schiller « païen », aimant les « dieux de la Grèce », haïssant une France faible, haïssant la tradition chrétienne et promouvant le Volk et le Reich.

Nourrie par l’ignorance, cette sinistre comédie a réduit Schiller au silence, encore aujourd’hui.

Schiller aujourd’hui

L’une des plus grandes joies que je viens d’éprouver, il y a quelques jours, en examinant la période au cours de laquelle Jean Jaurès séjournait à Albi (1881-1883), est d’avoir trouvé deux références : l’une à son apprentissage du sanscrit, et l’autre à une traduction annotée de sa main des poèmes de Friedrich Schiller, peut-être celle de M. Muller, de Montpellier.

Je pensais depuis longtemps que le germaniste occitan ne pouvait ignorer les Poèmes philosophiques, et je retrouvais dans « le patriotisme ? Un peu d’internationalisme en éloigne, beaucoup d’internationalisme y ramène », un écho du « patriote et citoyen du monde » de Schiller.

Mais vérifier tout à coup, face à un élément précis que, par-delà les préjugés et les déformations, il se forme toujours dans le temps une famille de grandes âmes dans l’engagement renouvelé d’un accès direct aux sources, éveille un grand enthousiasme.

C’est cet enthousiasme que je voudrais faire partager. Friedrich Schiller - et les derniers écrits de Jaurès sur la religion une fois de plus lui font écho - a écrit une petite phrase d’une importance capitale pour notre pays : « Le christianisme est la seule religion esthétique. »

Associer ainsi le christianisme à la beauté n’est pas évident pour un Français. Les déformations jésuites et jansénistes, et, dans les deux, cette obsession de traquer la laideur du monde et non de créer la beauté, rendent difficile de garder un œil libre de préjugés.

La Pucelle d’Orléans par exemple, doit être vue comme une Passion, un « jeu de la Passion » qui renouvelle La Passion du Christ. Et l’on voit dans ce « jeu », qui retrouve le jeu de l’enfant, l’épanouissement de l’instinct moral dans l’exaltation de sa propre présence. Car la fin de La Pucelle d’Orléans et de La Passion, qui toutes deux montrent la mort physique, ne sont pourtant pas tristes. Elles offrent la beauté en partage, ce « coup d’oeil sur l’univers supérieur. »

Peut-être est-ce dans ce coup d’œil que se trouve le plus important de tout, pour nous Français. Car de la Passion, nous ne retenons trop souvent que la mort, ce temps cyclique d’un monde voué à disparaître par usure, ce « tout va sous terre et rentre dans le jeu » du Cimetière marin qu’écrivit un Paul Valéry, ami de Benito Mussolini.

Schiller nous offre cette Passion, la beauté unique d’un point d’élévation du caractère, et dans l’original allemand aussi d’un point d’élévation de la langue, ce moment où l’homme devient capable de connaître et de maîtriser l’harmonie de la nature.

Car le « jeu de la Passion » est bien ce moment où la beauté devient sujet même de la vie, où tombent les bornes des lois fixes et apparaît « la plus haute perfection du caractère de l’homme, la beauté morale ».

Français, lire un texte qui apprend que ce moment existe, peut exister, que c’est notre nature d’homme de le faire exister, est une des plus belles expériences d’une vie, celle qui peut redéfinir les relations d’un être humain à ses semblables. Le manteau de plomb de siècles d’engourdissement et de singeries peut enfin tomber. « Enlacés les uns aux autres, toujours plus haut, nous montons en décrivant des orbes, jusqu’à ce que dans l’océan de la splendeur éternelle sombrent en mourant l’espace et le temps », écrivait Schiller après la représentation des Brigands à Mannheim.

Face au terrible moment de l’histoire que nous vivons aujourd’hui - Schiller disait du sien « siècle flasque de castrats moraux » - ne soyons donc pas ces « contempteurs impuissants aux plaintes triviales », mais devenons nous-mêmes les « créateurs de notre propre félicité », ces âmes belles créant d’autres belles âmes.


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Notes

[1Le « philosophe » positiviste Alain, dont les œuvres marquèrent tant l’éducation française sous la IIIème République et au-delà, haïssait le jeu des enfants et conseillait de le réprimer de façon systématique. Le résultat fut de former des générations d’automates sournois rêvant de février 34 et de mai 68.