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Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja

samedi 15 mai 2021

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Voici un texte de Jacques Cheminade, paru dans Nouvelle Solidarité en 2002, suite à la publication, aux éditions Phébus, du livre Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja, recueillis et présentées par Jean-Louis Maunoury.

Sublimes paroles et idioties de Nasr Eddin Hodja

L’âne avance ; l’homme, un petit gros, est juché sur lui, mais ce n’est pas celui que nous autres Européens croyons. Nous ne sommes pas dans la Manche du Siècle d’or, mais à Akchéhir, non loin de Konya, au temps de Djalal-ed-Din Rûmi.

Par la grâce d’une autre écriture, mais dont il n’est pas totalement irresponsable, Nasr Eddin Hodja nous aurait encore menés en bateau si nous n’avions remarqué son énorme turban blanc. Car c’est bien à un déplacement, le seul qui vaille, celui qui nous fait demander où nous et qui nous sommes, auquel nous invite constamment l’Anatolien.

Contre une forme menaçante qui bouge la nuit au fond de son jardin, nous jetons avec lui une pierre, pour nous apercevoir bientôt qu’il s’agissait de sa propre chemise en train de sécher, et de nous écrier de bon cœur ensemble : « Quelle chance que je ne me sois pas trouvé dedans ». Qui tire, qui raconte, qui écoute, qui est la cible ?

Tournés en bourrique, et faute de connaître notre propre identité, perdue entre chien et loup si ce n’est entre cul et chemise, il nous reste, pensons-nous, à lui faire décliner la sienne. Nom ? Soutien de la foi. Titre principal ? Idiot complet. Une évidence s’impose : nous n’avons pas suivi la bonne méthode.

Et si c’était cette simple évidence que le Hodja voulait toujours nous rappeler ? Nasr Eddin ne se laisse jamais prendre la main dans son sac à malices. Idiot au carré, comme on dit d’un lit au carré, dans lequel on ne peut jamais entrer qu’à moitié.

Vous dites maintenant que nous tournons en rond ? Mais c’est l’évidence même, puisque nous sommes entrés dans le cercle des derviches tourneurs !

Confronté aux mille et un obstacles de son parcours obligé en ce monde – avec les puissants, les juges et les religieux, avec lui-même, avec ses enfants, ses disciples et sa femme – Nasr Eddin projette invariablement une lumière dérangeante sur les êtres et les choses. Son rire subvertit tout ordre imposé par les préjugés d’autrui et de lui-même ; il met non seulement le Roi à nu, mais tout l’auditoire et celui qui lui parle, car le narrateur est toujours juge et partie.

En rencontrant cet idiot-là, j’ai la bonne fortune de retrouver ma propre innocence avec la sienne, c’est-à-dire de commencer à penser : son idiotie est telle qu’elle dérange mieux qu’aucune ruse la logique de l’adversaire, et avec elle toute logique formelle s’effondre.

Ainsi, surpris chez le meunier à fourrer dans son sac du blé dérobé dans le sac des autres – trop occupés à négocier, trop occupés par les choses de ce monde – Nasr Eddin s’empresse de répondre au paysan qui l’a vu faire : « Ne t’inquiète pas, je suis un peu idiot ».

A quoi l’autre objecte, en bonne logique : « Si tu étais idiot, rien ne t’empêche de faire le contraire – c’est-à-dire de mettre ton blé dans le sac des autres. »

Et Nasr Eddin de répliquer : « Je suis idiot, mais pas au point de ne pas reconnaître mon sac à moi ».

Le fin mot de l’affaire n’est donc pas de l’emporter sur l’adversaire, ni même de trouver une issue commode dans l’irresponsabilité habituellement reconnue à l’idiot … mais simplement de voir l’autre perdre pied, et tout l’esprit de déduction du monde avec lui.

Nasr Eddin a toujours la répartie prête et le dernier mot, car c’est lui qui constamment redéfinit les termes du débat à un niveau « autre » – supérieur – l’élevant par l’absurde, et nous autres avec lui.

Oui, nous sommes à Konya, au XIIIe siècle, et Nasr Eddin est le proche voisin du grand Djalal-ed-Din Rûmi, le premier soufi – de ce temps où l’Islam soufiste pratiquait le gai savoir du dialogue socratique.

Les premiers soufis se sont plu à colporter les histoires du divin Hodja, à les enrichir, à en subvertir le sens. Ce que nous avons devant les yeux est donc une œuvre en mutation constante – un dialogue sur le dialogue, un dialogue au carré – un corpus d’origine non écrite, constamment transcrit et enrichi à travers l’histoire par l’imagination des colporteurs et des scribes, et qui vit aujourd’hui encore dans la parole des griots turcs qui sillonnent les routes caillouteuses et poussiéreuses de l’Anatolie.

Mettre dans une case mentale, cadenasser Nasr Eddin serait donc aussi absurde que de vouloir nier la pensée humaine, nier en chacun de nous l’étincelle divine – bref, vouloir réduire l’homme à un animal aristotélicien, à l’âne de Nasr Eddin.

Car cet âne, bien sûr, ce compagnon des bons et des mauvais jours, que Nasr Eddin rosse, caresse, perd, cherche, retrouve, reperd, achète et vend, et qui revient toujours, malgré tout ce que lui fait son maître, est l’image touchante de cette enveloppe animale que le sage lui-même se voit contraint de revêtir, quoi qu’il en ait.

De revêtir, mais sans jamais se laisser réduire à elle, et toujours prêt à en rire, chez les autres comme en soi-même, toujours prêt à les envoyer se rhabiller, au besoin en leur tenant compagnie.

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Mausolée avec la tombe de Nasr Eddin.

L’on dit que l’ancien mausolée (turbé) de Nasr Eddin, à Akshéhir (la Philoménium des Grecs), aurait été bâti d’après ses propres plans. Constitué d’une coupole unique, soutenue par quatre colonnes, trois de ses côtés étaient ouverts à tous les vents, alors que la façade – le quatrième côté, - était murée et percée d’une porte, close par un énorme cadenas.

La tombe du Hodja, au centre de l’édifice, était percée d’une petit trou par lequel il devait continuer à regarder le monde, là-bas même non entièrement libéré de son enveloppe…

Tout croyant, allant à ce mausolée en pèlerinage, était supposé éclater de rire à sa vue. Oui, nous sommes dans la Konya du XIIIe siècle, sous Aladin 1er, et l’Islam, encore dans sa période de haut vol, l’Islam qui avait défié Byzance comme le christianisme avait défié Rome, n’était pas alors chose de cagots, mais portait l’interrogation socratique, rendue populaire par le mythe de Nasr Eddin, son idiota de mente.

Car le « soufisme » de Rûmi était contestation de tout principe formel aristotélicien, moquerie brisant net les trompeuses satisfactions du discours « tout-fait », de la vertu satisfaite.

Que par la suite l’Islam soit trop souvent tombé dans ce discours, et que le soufisme se soit, de son côté, égaré par la « voie du blâme » jusqu’à affirmer l’impuissance absolue de la vertu – aristotélicien à l’envers – est une autre histoire, à la fin de laquelle les caresses d’une queue d’âne se prennent toujours pour de célestes impressions.

Nasr Eddin, Socrate islamique et populaire, met bas les masques. A un jeune homme venu le voir pour devenir son disciple, et qui se flatte de connaître par cœur les Ecritures, d’observer scrupuleusement les prescriptions légales et d’avoir « mieux que nul autre étudié les Maîtres », il ne trouve qu’à répondre l’évidence : « Pauvre garçon, quel dommage que les Maîtres ne t’aient pas étudié, toi, d’abord. »

Parler à un innocent, c’est d’abord, contre toute autorité établie, se mettre à marcher sur le chemin sans balises de la raison. Le châtiment de l’avoir un beau soir fréquenté est de perdre son sérieux, la récompense, ne plus avoir peur de rien.

Jacques Cheminade

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Statue de Nasr Eddin à Boukhara, capitale de l’Ouzbékistan.

Cinq histoires de Nasr Eddin

Comment Chercher

Rentrant fort tard de la maison de thé, Nasr Eddin laisse tomber, devant le seuil de sa maison, l’anneau qu’il porte au doigt.

Aussitôt l’ami qui l’accompagne s’accroupit pour chercher à tâtons. Nasr Eddin, lui, retourne au milieu de la rue, qu’éclaire un splendide clair de lune.
- Que vas-tu faire là-bas, Nasr Eddin ? C’est ici que ta bague est tombée !
- Fais à ta guise, répond le Hodja. Moi, je préfère chercher où il y a de la lumière.

Comment faire pour se souvenir

Voyant s’approcher Nasr Eddin, cinq ou six garnements qui traînent dans la rue décident de lui jouer un bon tour. Cette fois-ci, il ne va pas s’en tirer aussi facilement que d’habitude.

Ils s’assoient par terre en cercle, mêlant de façon inextricable leurs jambes et leurs pieds.

- Nasr Eddin, c’est Allah qui t’envoie ! Nous sommes tombés tout enchevêtrés, et nous ne savons plus quel pied est à qui et à qui est quelle jambe. Nous ne nous rappelons plus nous-mêmes.

Aussitôt Nasr Eddin se met à taper dans le tas avec sa canne. Les enfants se relèvent précipitamment et s’enfuient en poussant des cris de douleur.

- N’oubliez pas une chose, leur jette de loin le Hodja : on a toujours plus de mémoire qu’on ne croit.

Danger de mort

Nasr Eddin se réveille en pleine nuit, agité d’un pressentiment. Il regarde par la fenêtre et il voit, éclairée par la lune, une forme blanche de taille humaine qui s’agite dans le jardin. Il secoue sa femme :
- Réveille-toi, fille de l’oncle. Nous sommes cernés par un voleur ou par un fantôme.

Khadidja, aussi terrorisée que son mari, se réfugie au fond des couvertures sans même répondre.

N’écoutant que son courage, qui ne lui dit d’ailleurs pas grand-chose, Nasr Eddin sort prudemment sur le pas de sa porte et, ramassant une grosse pierre, il la lance de toutes ses forces en direction de l’intrus. Il fait mouche car la forme blanche tombe par terre, où elle reste immobile.

Le Hodja s’approche à pas de loup pour identifier la victime et il revient quelques instants après, tremblant encore de tous ses membres :
- Par Allah ! Ma femme, il s’en est fallu de peu que tu ne me revoies pas vivant.
- Pourquoi ? Tu as été attaqué ?
- Presque. J’ai abattu ma chemise que tu avais mise à sécher dans le jardin. Tu te rends compte, si j’avais été dedans !

Célestes impressions

Une fois, Nasr Eddin cheminait en compagnie d’un derviche errant qui, à force d’oraisons et de jeûnes, était parvenu à des extases où il traversait la voûte céleste, comblé de visions paradisiaques. C’était du moins ce qu’il prétendait.
- Raconte encore, lui dit le Hodja, car moi, simple croyant, je ne suis jamais parvenu à me décoller de terre, même d’un archin.

- Par Allah le Miséricordieux ! Dit le derviche, une nuit, j’atteignis le quatrième ciel. Une lumière insoutenable m’obligea à fermer les yeux, des effluves parfumées m’enveloppèrent tout entier et je me sentais léger comme une poussière…

- Comme je t’envie, ô saint derviche ! N’as-tu pas senti aussi comme une palme te caresser doucement le visage ? Il paraît qu’alors on est parvenu tout près du cinquième ciel.

- Bien sûr, fait le derviche, cette impression est inoubliable !

- Inoubliable, voilà qui ne m’étonne pas, lui dit Nasr Eddin, car c’était la queue de mon âne qui y était déjà arrivé.

Le sermon

Nasr Eddin, un jour, est de passage dans une petite ville dont l’imam vient de mourir. Les habitants, prenant le voyageur pour un saint homme, lui demandent de prononcer le sermon du vendredi. Il monte en chaire et interpelle la nombreuse assistance :
- Chers frères, savez-vous de quoi je vais vous parler ?
- Non, non, font les fidèles, nous ne le savons pas.
- Comment ? S’écrie Nasr Eddin en colère, vous ne savez pas de quoi je vais vous parler dans ce lieu consacré à la prière ! Je n’ai rien à faire avec de tels mécréants.

Et le voilà qui descend de la chaire et quitte la mosquée.

Impressionnés par cette sortie qui les confirme dans leur conviction que l’homme est d’une grande piété, les gens s’empressent d’aller rattraper le Hodja et le supplient de revenir prêcher. Il remonte alors en chaire :
- Chers frères, vous savez peut-être à présent de quoi je vais vous parler ?
- Oui, oui, répondent en chœur les fidèles, nous le savons !
- Fils de chiens ! Tonne Nasr Eddin. Par deux fois, vous m’importunez pour que je prenne la parole, et vous prétendez savoir ce que je vais dire !

Il quitte alors à nouveau les lieux, laissant derrière lui l’assemblée stupéfaite : que faut-il donc répondre pour qu’un tel saint accepte de répandre ses lumières ?

Une des personnes de l’assistance propose que si la question est encore posée, les unes crient : « Oui, oui, nous le savons ! », et les autres : « Non, non, nous ne le savons pas ! » L’idée est retenue, et l’on court chercher le Hodja, qui monte en chaire pour la troisième fois :

- Chers frères, savez-vous enfin de quoi je vais vous parler ?
- Oui, oui, répondent certains, nous le savons !
- Non, non, crient d’autres, nous ne le savons pas !
- A la bonne heure, conclut Nasr Eddin. Dans ces conditions, que ceux qui savent le disent aux autres.


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