Analyse de Jacques Cheminade, parue dans Nouvelle Solidarité N° 1/2020.
Ce que nous publions ici ne vise pas à faire de nos lecteurs des experts, mais à les aider à comprendre comment le monde est organisé par l’oligarchie financière en dictature.
Notre projet pour revenir à une vraie Banque nationale, sous contrôle du peuple, et non une Banque centrale servant les promoteurs de l’austérité sociale, est notre arme de combat, en symbiose avec le Nouveau Bretton Woods nécessaire à l’échelle internationale. La question est celle du courage politique. C’est celle que posait au XIVe siècle Eustache Deschamps : « Qui pendra la sonnette au chat ? »
Des robots programmés au pouvoir
Aujourd’hui, les marchés financiers sont dirigés par des robots. Les robots obéissent à leurs algorithmes, ensemble d’opérations et de règles établies pour effectuer un calcul. Sur les marchés financiers, la décision d’achat est prise par un ordinateur. La décision de vente aussi. Le rapport entre les deux (appariement) est réalisé par un ordinateur. Il n’y a pas d’intervention humaine à ce stade. Les robots ne facilitent pas le marché : ils sont littéralement le marché. En clair, nous sommes dans une économie de marché sans marché, puisqu’elle est sous contrôle quasi absolu !
Il y a, en gros, trois sortes de robots. Les robots indiciels, programmés pour acheter ou vendre les indices. Ils se contentent de suivre l’indice. Leur intervention gonfle les mouvements de hausse ou de baisse de l’ensemble du marché car ils jouent sans référence réelle aux bénéfices ni à la croissance physique. Ainsi, ils fonctionnent pour entretenir la hausse (c’est ce qui se passe depuis 2010 sur les marchés) et créent des bulles.
Tout le système dépend de cette hausse qui s’autoalimente artificiellement. Jusqu’à que se déclenche un moment de panique, comme le 19 octobre 1987, lorsque l’indice a chuté de 20 % en une seule séance de bourse. Pourquoi ? Parce que les ordinateurs sont stupides et grégaires et sont programmés pour vendre aux mêmes niveaux en cas de baisse. D’où des baisses plus violentes que les hausses ! C’est pour tenter de les empêcher que les Banques centrales ont décidé d’intervenir sans limites en émettant de la fausse monnaie (sous l’appellation d’« allègements quantitatifs »).
Les robots de trading de haute fréquence (THF) et ceux de réaction rapide (rapid response) aggravent le caractère pervers des interventions.
Les THF agissent à la vitesse de la lumière sur la base de minuscules anomalies sur les prix. Ils se positionnent sans acheter ou vendre un titre avec l’achat d’options (à la hausse ou à la baisse). Vous payez une somme relativement modeste pour le contrat d’option mais vous n’êtes pas obligé d’acheter ni de vendre, sauf si le marché évolue en votre faveur. De fait, ces options sont prises sans obligation de présenter des fonds propres en garantie ni de fournir des informations. Le caractère est donc purement spéculatif, d’autant plus que ces options peuvent être achetées ou revendues, créant un marché de produits dérivés sur lequel acheteurs et vendeurs jouent sur le prix de ces options et se les échangent, leurs décisions n’ayant pratiquement plus de relation physique avec le titre sous-jacent. Il est clair que si vous êtes initié, vous gagnerez presque à tous les coups, votre investissement sur l’option pouvant rapporter plusieurs fois plus que sur le titre lui-même, compte-tenu de la mise de départ plus limitée.
Les robots de réaction rapide scannent des documents en quête de mots-clés. Ils achètent et vendent suivant l’effet escompté sur la tendance, à partir de l’évolution de l’environnement ressentie.
L’exemple le plus frappant est celui des tweets du président Trump sur les négociations avec la Chine, produisant des effets quasi-instantanés sur les marchés suivant l’algorithme de l’ordinateur.
Ces trois sortes de robots ne doivent pas être vus comme fonctionnant de façon indépendante. Dans la réalité, leurs opérations s’entrecroisent et interagissent, l’ensemble contribuant à détourner la monnaie de ce qui est utile et nécessaire à l’humanité.
Aujourd’hui, sur les marchés américains, les fonds d’investissement dits « quantitatifs », ayant recours aux robots, contrôlent environ 60 % de tous les titres et, suivant JP Morgan Chase, seulement 10 % du volume des transactions émane d’investisseurs humains.
Le trading de haute fréquence seul anime entre 50 et 60 % des échanges. Le contrôle est pratiquement total. La réalité, effrayante.
Cependant, dira-t-on, si les robots sont programmés, il existe donc des êtres humains qui les programment pour réagir de telle ou telle façon à certains sujets ou impulsions. Les codeurs, opérant depuis la Silicon Valley ou le New Jersey, sont les metteurs en scène qui plantent le décor de la pièce de théâtre composée par les propriétaires des grandes lessiveuses d’argent de la City et de Wall Street.
Ce n’est plus une monnaie qui circule dans l’économie physique ou la consommation de biens, mais des impulsions électroniques dérégulées de tout lien physique et que l’on peut comparer à des jetons de casino réservés aux seuls parieurs.
Avec la théorie monétaire moderne, les tenants de ce système, ou plutôt de ce tripot mondial, croient pouvoir tenir en émettant indéfiniment cette fausse monnaie électronique pour faire tourner la lessiveuse.
Cependant, tout a une fin. Ils peuvent reporter assez longuement l’échéance d’un krach financier mais ne peuvent échapper aux doutes sur la monnaie émise par les Etats-complices, qui correspond de moins en moins à des biens réels. Le monstre de Frankenstein ainsi créé aura de plus en plus tendance à échapper à ses créateurs.
C’est pourquoi les plus avisés et les plus pervers d’entre eux se préparent à la fermeture inéluctable de ce casino, c’est-à-dire au moment où la valeur des jetons s’effondrera, pour reporter leurs avoirs dans une forme nouvelle de monnaie, les cryptomonnaies, leur permettant, espèrent-ils, de conserver leur pouvoir dans une autre forme d’organisation de la société.
Que cette grande manœuvre puisse ou non réussir est une question relevant de la politique, mais son succès signifierait le pouvoir d’une mafia ne pouvant plus assurer les conditions de survie de l’humanité et devenant férocement malthusienne et explicitement criminelle.
Cryptomonnaies : sous tutelle de l’oligarchie ?
Les cryptomonnaies basées sur la technique de la blockchain sont apparues en 2008 sous la forme du bitcoin. La blockchain est une technique de stockage et de transmission d’informations sécurisée et fonctionnant sans organe central de contrôle. Elle constitue une base, un répertoire de données contenant l’historique de tous les échanges effectués entre ses utilisateurs depuis sa création. La nouveauté du bitcoin fut d’en faire la base d’un instrument d’échange, une sorte de monnaie virtuelle, une devise électronique. Les cryptomonnaies, développées sur ce modèle initial, sont donc un instrument idéal pour échapper aux systèmes de paiement utilisant les monnaies dotées de cours légal. Leur pseudo-anonymat rend possibles les transactions illicites. On voit donc tout leur intérêt pour une économie mafieuse contrôlée par l’oligarchie financière, s’évadant d’un système qu’elle a elle-même conduit à la faillite.
Bien évidemment, les choses sont présentées autrement. Il s’agirait de monnaies reflétant un nouveau progrès technologique, équivalant à ce qu’internet est par rapport au papier ! Elles auraient ainsi pour vocation de remplacer progressivement les monnaies existantes par des « transferts digitaux sécurisés », réduisant le coût des transactions en se passant d’intermédiaires. Ce serait la fin des plateformes intermédiaires exploitant leurs travailleurs, car grâce à elles, le client et son fournisseur se trouveraient en relation directe. Un monde idéal person to person sans avoir besoin d’Uber ni d’Etat.
Il y aurait pourtant bien un pouvoir. Dans un monde féodalisé, il n’appartiendrait pas aux vassaux mais au suzerain ayant le plus grand poids dans le système, et dont les ventes ou les achats de « cryptos » en détermineraient la valeur. Monde idéal, oui, mais pour la loi du plus fort, créant un état de servitude volontaire sans Etat.
Il est donc urgent que les Etats reprennent le contrôle des choses, en reprenant à leur compte le caractère utile de la technologie, car on ne peut dire aux cryptos « vade retro, Satanas », sauf si les ordinateurs quantiques rendent toute cryptographie obsolète. Non pour sauver les monnaies existantes dévoyées mais pour associer la technologie à un développement plus rapide de l’économie physique, dans un monde de chaînes de valeur physique intégrées. Cela signifie des ententes entre Etats pour sortir du système monétaire existant, celui de la fausse monnaie et des robots, et organiser un système de crédits productifs publics pour bâtir les infrastructures et financer les découvertes et les innovations nécessaires au bien commun et aux générations futures.
C’est ce que nous appelons un Nouveau Bretton Woods.
La Chine, avec son Initiative une ceinture, une route (ICR) et son projet de cryptomonnaie, sur le point d’être lancé sous le nom de DCEP (Digital Currency Electronic Payment), va dans ce sens, et beaucoup d’autres pays conçoivent aussi de créer des cryptomonnaies.
Mais attention ! il ne faut pas que ce soit comme celle que souhaite créer la Banque d’Angleterre, indexée sur la monnaie britannique et roue de secours du système existant. JP Morgan a annoncé en février le lancement prochain du JPM Coin, adossé au dollar… L’élaboration d’une « monnaie digitale de banque centrale » sera lancée par la Banque de France en 2020.
On parle d’un euro électronique, virtuel, porté par l’eurosystème. Ici encore, ce n’est vraiment pas ce qui est souhaitable ! La question est l’intention du créateur et le principe qui le guide.