Le moment est venu de donner un sens historique à la présence française Outre-mer et à la vie des Français d’outre-mer résidant dans l’Hexagone. C’est une dernière chance qu’il faut à tout prix saisir, dans l’intérêt de la France et de tous les Français, au sein de la tempête financière, sociale et culturelle que nous subissons dans le monde. Il s’agit non seulement de plus de 3 millions d’êtres humains dont nous sommes responsables, mais d’une mémoire à laquelle nous devons donner la parole, au nom de ce que nous sommes et de ce que nous devons devenir. Nous ne pouvons plus nous borner à gérer un système fondé en grande partie sur le leurre de la dépendance et d’une économie inégalitaire à caractère colonial, car comme nous le disait Aimé Césaire, « une civilisation qui ruse avec ses principes est une civilisation moribonde » . La France a une chance inouïe à condition qu’elle se ressaisisse et pense en termes d’un aller-retour, qu’elle prenne la responsabilité de changer les choses en se changeant elle-même. Il suffit de regarder une carte du monde et les rues des grandes villes de l’Hexagone pour saisir l’enjeu. Il suffit de réfléchir un instant à la grève générale des Antilles, en janvier-mars 2009, pour comprendre qu’il n’est plus possible de faire semblant.
Six principes fondamentaux s’imposent, dont il faut honnêtement et rapidement tirer les conclusions :
- Balayer tout résidu de la République coloniale, qui se bafoua elle-même en exploitant et excluant l’autre ;
- En finir avec une économie comprador fondée sur les descendants d’anciens colonisateurs contrôlant la grande distribution, les importations de carburant, les transports et l’agroalimentaire ;
- Créer les conditions dans lesquelles nos DOM-TOM seront progressivement intégrés dans les régions qui les environnent, en organisant les échanges agricoles, industriels et commerciaux qui le permettront ;
- Mettre fin au système malsain de contrôle par l’assistanat et les transferts financiers et promouvoir progressivement une politique de réel développement économique échappant à l’emprise de la bourgeoisie comprador, tout en maintenant bien entendu les avantages sociaux réellement justifiés et en étendant la protection de l’emploi et des productions locales ;
- Promouvoir ce que la République a toujours eu de meilleur, l’affranchissement par la connaissance, c’est-à-dire l’école et une formation professionnelle digne de ce nom, en corrigeant l’ignorance ou le mépris dans lesquels ont été trop souvent tenues les cultures et les langues locales ;
- Combattre tous les retards dans les conditions d’existence et l’exercice des libertés publiques.
A partir de ces principes, je proposerai à chacun des départements et territoires un pacte de progrès et de solidarité, dès les premiers cent jours de ma présidence, en vue de les intégrer à la fois dans notre République et au sein des régions où ils se trouvent, c’est-à-dire en leur garantissant un pouvoir d’achat et un respect de leur mémoire qui en feront des références. Les réseaux économiques et culturels ne doivent plus être constitués en sorte que les intermédiaires aient un intérêt à la dépendance Paris-Outre-mer, comme c’est aujourd’hui le cas, mais être organisés pour que chacun des départements et des territoires puisse devenir, autant que faire se peut, consommateur et exportateur de ses propres produits. Cela suppose bien entendu une révolution politique ; ne pas le dire serait continuer à tricher. Plus vite elle sera faite, et en écoutant le plus possible le choix des populations, mieux nous pourrons éviter ensemble les transitions violentes autrement inévitables.
Pour arrêter la pwofitasyon et faire naître un inédit créole en rétablissant les mémoires historiques partagées et raturées, je propose les mesures suivantes :
I - Dans le domaine de la production
1) Agriculture
- entreprendre une réforme agraire digne de ce nom, pour corriger progressivement une situation où, à la Guadeloupe par exemple, 1,6 % de Blancs pays possèdent plus de 50 % des terres et où 1 % de Békés en détiennent plus de 50 % en Martinique ;
- favoriser l’installation de jeunes diplômés agricoles sur des exploitations viabilisées ;
- créer des pépinières agricoles pour promouvoir les produits locaux ;
- supprimer les taxes sur les engrais, désherbants, semences, aliments pour bétail et gasoil destiné aux productions agricoles ;
- valoriser tous les co-produits issus de l’agriculture ;
- imposer la préférence douanière pour les produits locaux ;
- protéger les milieux de vie, comme les mangroves ou les zones de montagne de la Réunion.
2) Pêche
- supprimer les taxes perçues sur les matériels ;
- mettre en œuvre un plan de formation des jeunes et des professionnels aux différentes techniques de la pêche moderne, de conservation et de vente ;
- organiser les aménagements portuaires ;
- engager une dynamique de discussion avec les pêcheurs des régions où se trouvent nos DOM-TOM (Caraïbes, archipel des Comores…)
3) Industrie
- protéger les industries naissantes, en particulier agroalimentaires et conserveries ;
- organiser un système durable de soutien aux investissements, en mobilisant un secteur PME-PMI DOM-TOM au sein de la Banque nationale d’investissement public que je créerai ;
- donner aux entreprises locales priorité d’accès aux aides publiques et aux marchés.
4) Commerce
- exiger au sein de l’Union européenne la reconduction du régime de l’octroi de mer pendant au moins 10 ans après 2014, pour protéger les productions locales et alimenter les rentrées fiscales (en Martinique, l’octroi de mer représente 48 % des recettes fiscales des communes de moins de 10 000 habitants et 37 % de celles de plus de 10 000) ;
- coordonner nos politiques d’octrois de mer et d’octrois de mer régionaux (OMR), en jouant intelligemment sur les taux, à la fois pour défendre nos productions et exonérer les biens (biens d’équipement…) nécessaires au démarrage des nouvelles industries ;
- taxer fortement les monopoles de la grande distribution et d’importation de produits pétroliers, qui sont affiliés ou associés aux grandes centrales d’achat et aux compagnies pétrolières hexagonales, et ont ainsi intérêt à maintenir une situation de dépendance pour obtenir des profits très élevés ;
- engager des poursuites pénales pour les infractions relevant d’abus de position dominante, de publicité mensongère et d’entente illicite ;
- en venir, si ces entreprises tentent de répercuter ces mesures sur la population, à une politique de blocage des prix pendant les six mois autorisés par les textes, notamment pour arrêter les prix abusifs sur les produits de base ;
- supprimer les taxations qui pèsent sur les produits locaux.
5) Échanges régionaux
Le niveau d’éducation et de compétence de nos Outre-mer est élevé par rapport aux régions où ils se trouvent. Nous avons des formations et des savoir faire, notamment sur l’agriculture, la terre, le milieu marin et les climats, en attendant ceux que les développements futurs seront en mesure de fournir. Nous sommes donc en position d’échanger avec ceux qui sont autour de nous ; il reste à nos institutions, trop souvent éloignées du contexte où elles se trouvent, à encourager nos créateurs et nos jeunes.
II - Dans le domaine social
1) Emploi, salaires et conditions de vie
- maintenir le pouvoir d’achat sur la hausse de 200 euros concernant les bas salaires, les retraites et les minima sociaux obtenue en 2009 ;
- mettre en place un institut établissant le niveau réel des prix des produits consommés par les travailleurs là où ils se trouvent ;
- fixer un SMIC dans chacun des DOM-TOM en fonction du coût réel de la vie ;
- appliquer partout les mesures que je préconise (cf. ma section Droit au travail et à l’emploi qualifié).
- étudier les possibilités juridiques d’introduire dans les marchés publics et les entreprises bénéficiant d’aides publiques des clauses en faveur de l’emploi local.
2) Services publics
- dresser pour chaque région et territoire un état des retards à combler sur les équipements publics ;
- entreprendre la mise en place urgente de ces équipements, notamment dans les secteurs stratégiques (eau, transports, énergie électrique, traitement des déchets, prévention et sécurité civile, voirie…) ;
- inclure au sein des directions de ces services des représentants des salariés et des usagers ;
- assurer la transparence sur la fixation des prix de ces services et encourager la municipalisation des services des eaux.
3) Logement
- établir un état des besoins en matière de logements, en tenant compte du type d’habitation désirée par les dépourvus ;
- entreprendre, comme dans l’Hexagone, de vastes programmes de logements sociaux et intermédiaires ;
- lutter contre la spéculation foncière et la discrimination financière ;
- mettre en œuvre dans ce contexte un plan d’urgence pour résorber le logement insalubre.
4) Liaisons avec la France et l’Europe
- établir un système de transports réguliers à coût modéré vers l’Europe et l’Hexagone pour toutes les familles séparées ;
- ne pas remettre en cause le régime de congés bonifiés permettant aux fonctionnaires originaires de l’Outre-mer de repartir tous les trois ans avec leur famille dans leur région d’origine.
III - Dans le domaine culturel
1) Éducation
- combattre le taux relativement élevé d’analphabétisme et d’illettrisme en assurant un suivi et un tutorat personnalisés de chaque élève (cf. ma section sur l’Éducation, ma nouvelle frontière) ;
- prévoir un plan de titularisation des contractuels pour palier les besoins de recrutement ;
- assurer que les manuels et autres documents pédagogiques ne soient pas de simples suppléments à ceux édités en métropole, mais prennent en compte l’histoire et les particularités de chaque Outre-mer ;
- mettre à profit la possibilité offerte par l’article 21 de la loi du 2 août 1984 relative aux compétences des régions de Guadeloupe, Martinique, Guyane et Réunion, pour organiser des activités éducatives et culturelles complémentaires sur le DOM-TOM concerné ;
- organiser un enseignement obligatoire de deux heures par semaine en créole et sur les humanités créoles, pour leur intérêt propre et pour donner aux élèves un sens de leur dignité dans leur rapport entre la maison et l’école.
2) Formation professionnelle
- créer un véritable service public de la formation professionnelle à la hauteur des enjeux dans chaque Outre-mer, en organisant des filières de formation pour tous les secteurs stratégiques prévus dans chacun des pactes de progrès et de solidarité ;
- augmenter les fonds alloués ;
- ouvrir des financements de la formation à tous les chômeurs et non plus uniquement à ceux indemnisés au titre de l’Allocation de retour à l’emploi.
3) Culture
- mettre en œuvre des plans de valorisation des patrimoines culturels ;
- lancer des projets sur la vie et l’histoire de chacun des Outre-mer, mettant en valeur leurs apports culturels, à l’exemple du centre Tjibaou en Nouvelle Calédonie. Certes, un DOM comme la Martinique dispose d’un musée départemental de l’Archéologie et de la Préhistoire, d’une Maison de la canne, d’un Musée de la banane et d’une reconstitution de l’habitat et du mode de vie des Neg Marrons aux Trois-Ilets, mais cette dispersion ne facilite pas l’accessibilité et la prise de conscience. L’idéal est de « brancher » l’enseignement des humanités créoles à l’école sur un centre d’histoire situant le territoire dans son ensemble régional et mondial. Je suis convaincu que cet approfondissement de l’identité rapprochera davantage de ce qu’est vraiment l’apport de la France, celle des Toussaint Louverture, des Victor Schoelcher et des Aimé Césaire.
IV - Sur des points plus spécifiques concernant chaque département et territoire
1) Nouvelle Calédonie
La date de la consultation sur l’accession de la Nouvelle Calédonie à la souveraineté approche ; nous devons préparer la mise en œuvre des mesures prévues par l’accord de Nouméa : transferts de compétence, rééquilibrage de la formation, des équipements et des services publics au profit des populations fragiles, reconnaissance de l’identité kanak, réduction des échanges avec la France pour abaisser le coût de la vie, construction de nouvelles usines de métallurgie du nickel respectueuses de l’environnement… Ce grand défi suppose un changement de mentalités encore plus audacieux.
2) Mayotte
Il est urgent d’une part d’engager un plan de départementalisation effective à Mayotte, en éliminant les relations coloniales qui encore aujourd’hui n’ont pas disparu sous le statut départemental. D’autre part de l’intégrer dans l’archipel des Comores. En effet, la situation actuelle est explosive, et on ne peut en sortir que par le haut, en établissant un système sain d’échanges régionaux et en créant progressivement une économie réelle, car Mayotte ne pourra pas vivre longtemps en assistée perfusée et jalousée.
3) Saint-Pierre-et-Miquelon
L’extension de son plateau continental est pour lui une question vitale que nous devons défendre.
4) Wallis-et-Futuna
La modernisation de son statut est rapidement nécessaire.
5) Guyane
Il est impératif d’intégrer l’économie du secteur aérospatial au sein du nécessaire développement intérieur du département. Pour cela, il faut construire une ligne ferroviaire le long de la côte afin de résorber la circulation routière en zone urbaine. En même temps, la construction d’une voie de communication (au moins routière et préférablement routière et ferroviaire) depuis Cayenne jusque dans la région de la commune de Saül (environ 70 km) servira de clé de voûte pour désenclaver l’intérieur du département, permettant un développement agricole rendu aujourd’hui impossible en raison de l’enclavement, malgré une bonne fertilité des terres.
De tels projets devront bien sûr être intégrés au sein du développement plus large du continent sud-américain et de l’espace caraïbe.
Personnellement, j’ai toujours deux images présentes à l’esprit : Marie-Sophie Laborieux, avec son Esternome, et Monsieur Roc, avec M’man Tine et le jeune José. Ils donnent la mesure d’un superbe entêtement de vivre et de savoir qui interpelle, en nous autres hexagonaux, ce que beaucoup trop d’entre nous sommes en train de perdre. Ce retour est peut-être l’emblème de la période dans laquelle nous rentrons : un exemple venu de l’Outre-mer. Puissions-nous ne pas être trop sourds, je serais tenté de dire trop zoreilles.