Par Odile Mojon, directrice de campagne
Le 6 octobre dans l’Émission Politique sur France2, les Français ont découvert Alain Juppé, ancien Premier ministre et candidat à la primaire de droite à l’élection présidentielle, dans un embarras certain et incapable de proposer quoi que ce soit pour arrêter le shadow banking. Il s’agit de cette zone de l’ombre du système financier permettant à la finance folle de spéculer sans limite, d’organiser l’évasion fiscale et de blanchir des milliards d’euros de trafics douteux.
Si nous revenons sur cette séquence, ce n’est pas pour lancer une attaque politique contre M. Juppé, mais pour alerter sur l’incompétence de notre classe politique face à un nouveau krach bancaire et pour proposer des solutions.
Voici l’échange entre M. Juppé, M. Kerviel et Mme Salamé :
« J. Kerviel : (...) Typiquement, là on voit depuis 2008-2009 de nouvelles techniques financières se développer (...). Aujourd’hui vous voyez des techniques du type « shadow banking », la finance fantôme, qui échappe complètement au contrôle car il n’y a aucune réglementation faite sur ces produits là. On parle de 80 000 milliards de dollars et c’est absolument hors de contrôle et absolument pas réglementé.
A. Juppé : C’est comme vous venez de le dire, dès qu’on fait une régulation, dès qu’on pose des normes nouvelles, et bien l’imagination est sans limite, d’autres processus apparaissent, et bien la bataille doit continuer, et donc il faut que l’on progresse là aussi dans ces régulations. Moi je n’ai sur ce plan là aucune réticence et même un engagement très fort, il faudra aller plus loin pour faire cesser ces comportements qui sont négatifs pour tout le monde.
L. Salamé : Comment ?
A. Juppé : Par euh, comme on l’a fait.
L. Salamé : Aller plus loin, ce sont des déclarations d’intention, tout le monde le dit, mais comment faire concrètement ?
A. Juppé : Non, non, mais il y a des méthodes pour le faire, on l’a fait déjà, on a déjà posé, je l’ai dit, des règles prudentielles pour les banques.
L. Salamé : Vous dites que ce n’est pas suffisant, alors comment on va plus loin ?
A. Juppé : En fonction de ces méthodes que je ne connais pas aussi bien que M. Kerviel, je le dis tout de suite, donc je ne suis pas un spécialiste de ce que vous avez appelé euh...
J. Kerviel, L. Salamé, D. Pujadas : … shadow banking !
A. Juppé : ...en fonction de l’imagination des banquiers et bien il faut que les régulateurs, les gouvernements, l’autorité de régulation européenne, adaptent les réponses qu’elles peuvent apporter pour faire cesser ces comportements bien entendu. »
Rappelons que le shadow banking , n’est pas, tel que l’affirme M. Juppé et le lobby bancaire, une soupape trouvée par les banques pour éviter les régulations, mais que ce phénomène a été rendu légal et possible grâce aux régulateurs eux-mêmes : c’est-à-dire par les autorités européennes à travers la directive MIF de 2004 et par le gouvernement français qui en 2007 validait cette directive, dix jours avant le premier tour de l’élection présidentielle, au nom de la « liberté de contracter ».
Voilà ce qui permet de comprendre l’ampleur du chantier que lance Jacques Cheminade pour « libérer la France de l’occupation financière », et peut-être avant tout les esprits.
Enfin, nous republions ici un extrait de l’introduction au livre-projet de Jacques Cheminade de 2012 Un monde sans la City ni Wall Street (Editions l’Harmattan) pour aider les candidats qui postulent pour la première place de la République à mieux faire face à ces enjeux. Nous les invitons à en faire usage :
« Sans doute le combat à la fois le plus déterminant et le plus difficile devra être mené contre les opérations opaques et les marchés de l’ombre. Actuellement, si seulement 8 % des transactions en Europe et 15 % aux États-Unis sont menées sur ces marchés entièrement déréglementés, en valeur c’est 40 % des opérations en Europe et environ 70 % aux États-Unis qui sont ainsi effectuées, intéressant la quasi-totalité des transactions importantes.
« Les opérations sont aujourd’hui organisées de gré à gré, directement entre les banques et leurs clients, par des établissements opérant dans l’ombre (shadow banking), sur des plateformes alternatives (dark pools) avec des chambres de compensation entièrement déréglementées et des réseaux électroniques de négociations (crossing networks). Les opérations en Bourse et hors Bourse sont faites à la microseconde par les ordinateurs les plus puissants : c’est le high-frequency ou flash trading. Là, les délits d’initiés deviennent indétectables et sont donc la loi du milieu, puisqu’on peut y opérer de façon anonyme et en gardant le secret. Les manipulations des cours et le blanchiment d’argent y deviennent également très faciles.
« Il est clair qu’un seul pays ne peut faire face à l’assaut de cette pyramide spéculative, mais du moins il ne doit pas se montrer complaisant. Or en Europe, un texte a été adopté en 2004, la directive MIF (marché d’instruments financiers), et appliqué en France en novembre 2007, après validation par le Conseil des ministres le 11 avril 2007, dix jours avant l’élection présidentielle. Cette directive, au nom de la libre concurrence, a permis de créer chez nous des places boursières privées, sans régulation, sans contrôle et absolument opaques, ce qui a donné lieu, comme partout ailleurs, à tous les excès. A ce niveau, c’est un Glass-Steagall global, partant des États-Unis, où une proposition de loi dans ce sens a été déposée à la Chambre des représentants, qu’il faudrait voir adopter. La France ne pourra pas agir seule, mais doit jouer un rôle de catalyseur, du moins au niveau européen, en exigeant, malgré le lobby des grandes banques, l’abrogation de la directive MIF et en cas de refus de nos partenaires, annuler chez nous sa validation au nom de la souveraineté nationale.
« Il n’en reste pas moins qu’agir au cas par cas est très difficile et que la vraie solution est un Glass-Steagall mondial, ôtant toute base d’opérations aux délinquants. On ne peut bâtir en effet un système financier sain sans résorber les poches d’opacité, car tous les produits toxiques s’y concentrent ».
A deux reprises Jacques Cheminade a mis en garde contre les dérives de la finance folle, avec toute la pédagogie nécessaire : lors de l’élection présidentielle de 1995 et de celle de 2012. En 2012 il a fait campagne pour la séparation des banques de dépôts des banques de marché, une mesure simple que beaucoup des centaines d’élus nationaux rencontrés par lui et par ses militants en 2013 ont comprise et défendue et qui, couplée à un système de banque nationale émettant du crédit pour la production dans l’économie réelle, pourrait créer les conditions d’une renaissance économique de la France et du monde.
Dans le contexte de l’imminence d’une nouvelle crise financière, persister à faire abstraction de ces mises en garde s’apparente au mieux à de l’amateurisme, sinon à de l’inconscience ou à de la mauvaise foi.