« Etre grand, c’est soutenir une grande querelle », écrivait Charles de Gaulle dans Le Fil de l’épée , en 1932, citant le Hamlet de Shakespeare. Aujourd’hui, face au défi de la crise économique généralisée du monde transatlantique et de la menace de guerre qu’elle porte, la France est inondée de commentaires sur les quenelles et les aventures sentimentales du Président. Nous sommes ainsi plongés dans une petitesse qui nous rend impuissants.
Voici donc un clown faisant commerce de dérision devenu le centre supposé du débat politique. Ses éructations visent de nouvelles générations nourries à un esprit Canal + , qui a transformé le défi lancé à un ordre qui ne mérite pas le respect en un droit de tout moquer avec une vulgarité assumée et malsaine. L’antisémitisme devient ainsi la forme ultime de haine de notre société et de notre civilisation. Le mal ne laisse plus d’adresse puisqu’il prétend être logé partout en se vendant et se prostituant sur les marchés des médias. Les salles bondées dans lesquelles se produisait Dieudonné témoignent de l’ampleur du phénomène : une société privée d’avenir et de projet, dans laquelle les solidarités sociales se décomposent, se livre fatalement aux ricanements et aux frustrations. Le choix du ministre de l’Intérieur, consacré par le Conseil d’Etat, qui est d’imposer l’interdiction préventive du spectacle, ne peut aboutir qu’à le rendre plus attrayant pour ceux qui se considèrent victimes. Alors que la voie judiciaire, qui relève d’abord l’infraction, puis la qualifie et entame les poursuites, éduque, en condamnant et en faisant exécuter la sanction. L’on dira que Dieudonné ne paie pas ses amendes et organise son insolvabilité. Si on en parle tant aujourd’hui, pourquoi donc avoir laissé faire hier ?
La vérité est que Soral et Dieudonné sont devenus les alibis opportuns d’un pouvoir cherchant à discréditer toute opposition. La position de Manuel Valls est porteuse de dommages collatéraux en personnalisant le débat entre un histrion et un ministre. Le pouvoir exécutif n’a pas à dire ce qui est bien ; c’est à un pouvoir judiciaire réellement indépendant de dire et faire appliquer le droit.
S’en tenir là n’est cependant qu’en rester à la surface des choses. Cette affaire n’est qu’un symptôme d’un mal fondamental. En un mot : au sommet de notre pays, Sciences-Po et l’Ecole nationale d’administration sont devenues l’antichambre des marchés, selon les termes mêmes de Richard Descoings, où l’on s’initie à la morgue du pouvoir, alors que l’Etat diminue à la base les aides publiques et demande aux associations caritatives d’écoper la misère sociale avec des petites cuillères. Il ne faut donc pas s’étonner que s’engendrent ainsi les frustrations et les sarcasmes des exclus d’une caste dominante, dépourvus des repères historiques et politiques que personne ne leur a fournis.
Depuis plus de quarante ans, le social-libéralisme dominant a détruit les valeurs. Les acteurs se comportent comme s’ils participaient à un jeu vidéo politique et non à une question de vie ou de mort. La Cour se parle à elle-même. Le gouvernement en vient à imposer l’austérité par ordonnances pendant que l’opposition officielle parle comme Laval et Brüning au cours des années trente : coupes dans les dépenses publiques, baisses du salaire minimum, flexibilité du travail.
Alors ? Situons-nous dans l’histoire longue. Le défi est de sortir de la « brutalisation » des sociétés européennes entamée en 1914, à laquelle nous n’avons jamais échappé depuis.
La France est un pays en mesure de résister et de faire face. C’est pourquoi elle est victime d’opérations visant à paralyser ses énergies. En cette année 2014, dont nous devons faire une année Jaurès, le moment est venu de soutenir la seule querelle qui vaille, celle de l’idéal humain.
L’édito de Jacques Cheminade est publié tous les 15 jours dans le journal Nouvelle Solidarité.